JACQUES GAUCHER
Angkor Tiioni, une utopie réalisée?
Structuration de l'espace
et modèle indien d'urbanisme
dans le Cambodge ancien
«Tant qu'on n'en saura pas davantage, il sera vain d'essayer d'arbitrer le conflit opposant ceux pour qui les sociétés indigènes ont conservé sous un vernis indien l'essentiel de leurs caractère originels, à ceux pour qui elles se sont intégrées dans une société de type indien».
(George Cœdès, 1989, p. 38-39)
Au début de l'année 2005, la Mission Archéologique Française à Angkor sera en mesure de produire un document graphique inédit, susceptible d'offrir un nouvel éclairage à la somme déjà si riche des études sur le monde khmer. Cette image, celle d'Angkor Thom, aura une dimension de 1,70 x 1,70 m. Ces trois mètres carrés de papier constitueront, en fait, la représentation de plus de 11 000000 m2 (1 100 hectares)1. Un écart de 1 cm entre deux points du dessin symbolisera 20 m à parcourir dans la réalité. Chacun pourra reconnaître les traits caractéristiques d'un plan de ville, reconstitué mètre après mètre, et largement enfoui sous le triple couvert de la sédimentation, de l'érosion et de la végétation. Fruit de quatre années de travail d'une équipe de recherche2 dans la forêt d'Angkor Thom, sur le site de l'ancienne capitale des rois khmers, ce plan restituera la complexité d'une ville qu'il conviendra, dans l'avenir, de rendre à la mémoire de ses habitants.
Célèbre par l'impassibilité des visages qui flanquent les hautes tours de ses portes monumentales, la capitale khmère est toujours restée ignorée des manuels d'urbanisme et d'histoire des formes urbaines. Aujourd'hui, à Angkor Thom, l'organisation territoriale d'un espace urbain de grande étendue est reconnue. Les différents types de réseaux de formes retrouvés au cours de prospections commencent à être identifiés par l'archéologie. Ils représentent l'un des éléments-clés de ce plan et la structure qu'ils génèrent, plus particulièrement le caractère géométrique de la figure dessinée par un
certain nombre d'entre eux, incite à retrouver l'application d'un modèle théorique d'organisation de l'espace que nous essaierons de dégager ici.
Le territoire du site considéré est de forme globalement carrée (fig. 1 et 2). On y pénètre en traversant une douve périphérique de plus de 110 m de largeur (fig. 8). Cinq portes urbaines identiques (fig. 3) rompent, dans les quatre directions cardinales de l'espace, la continuité d'un dispositif d'enceinte fortifiée de 12500 m de longueur. Formée d'un mur d'un peu plus de 7 m de haut, cette enceinte se double intérieurement d'une levée de terre culminant sensiblement à la même hauteur et d'une largeur moyenne de 80 m à sa base. Quatre avenues3 conduisent des portes de la ville au Bayon, temple bouddhique Mahâyàna placé au centre géographique d'un espace ainsi divisé en quatre quadrants quasiment égaux. Une cinquième avenue s'échappe du pavillon d'entrée oriental du Palais royal pour relier, à 3 kilomètres à l'est et hors les murs, la levée occidentale d'un gigantesque réservoir d'eau, le baray oriental. Au cœur de la ville, le vide d'une vaste place ordonnancée4 rectangulaire, de près de 800 x 175 m (fig. 25), articule morphologiquement la position du temple central à celle du Palais royal, rassemblant sur ses grands côtés les principaux édifices monumentaux du site. A chacun des quatre angles de la ville, la présence d'un temple, Prasat Crung, implanté sur le chemin de ronde, fixe la position des cardinaux intermédiaires et clôt la structure symétrique de la composition symbolique.
Bien que centre d'une dynamique territoriale impériale, Angkor Thom est restée à l'écart des grands réseaux de communication; rares furent les voyageurs à en rapporter une description. Zhou Daguan, accompagnant une ambassade chinoise en 12965, et Diogo De Couto, à la fin du xvie s.6, semblent avoir été les seuls à décrire directement et avec admiration, à près de trois siècles d'intervalle, un ensemble urbain sur lesquels les rois khmers eux-mêmes sont demeurés étonnamment silencieux.
58
\lts V>i,itiriik s, toiiic 7J-2004
