« Agir est autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser, même avec ingéniosité ». Marcel Proust.
1Le Système de Management Environnemental (SME) est un dispositif de plus en plus diffus chez les entreprises qui se soucient de l’écologie. Ce système qui a pour soubassement l'intégration des objectifs écologiques dans la gestion de l'entreprise peut être à juste titre considéré comme un outil du Développement Durable (Semal, 2006). Les SME sont généralement mis en place selon les directives de la norme ISO 14001. Cette dernière a fait l’objet de nombreux travaux de recherche qui, études de cas à l’appui, en ont décrit les principes et mis en avant les avantages et les limites (Boiral, 2003 ; Reverdy, 2005 ; Gondran et Fontaine 2006 ; Semal, 2006). Le présent texte se situe dans la lignée de ces travaux tout en essayant d’apporter de nouveaux éclaircissements. Plus particulièrement, nous nous intéresserons ici aux résistances que la mise en place des SME peut susciter auprès du personnel des entreprises qui le mettent en œuvre. En effet, c’est dans la Gestion des Ressources Humaines (GRH), discipline particulièrement intéressée par la RSE et le Développement Durable (Saulquin, 2006), que nous puisons les fondements de nos analyses.
2A contre courant de ce qui commence à être admis dans la littérature sur la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (Bazilier 2004, Godfrey et Hatch, 2007), l’objectif de ce travail est de montrer que la mise en place d’une pratique de RSE peut ne pas susciter l’adhésion et la mobilisation du personnel. Dans ce sens, nous appuierons l’idée selon laquelle les outils du Développement Durable ne se greffent pas ex abrupto sur une entreprise mais nécessitent certains préalables d’ordre organisationnel pour être mis en place. Contrairement à la plupart des études de cas qui ont, à notre connaissance, été menées sur le thème des SME, notre démonstration empirique ne se basera pas sur le suivi d’une démarche de certification dans son ensemble. Nous avons plutôt opté pour l’étude du cas d’une entreprise ayant échoué dans sa démarche de certification. Nous pensons que l’examen des causes de cet échec serait assez révélateur des difficultés que peut rencontrer la mise en place d’un tel outil.
- 1 Les auteurs tiennent à remercier toute l’équipe de la revue Développement Durable et Territoire et (...)
3Dans une première partie, nous essayerons d’étayer les concepts à la base de cette recherche. Nous exposerons, d’abord, les concepts de RSE et de management environnemental, puis nous présenterons la notion de système de management environnemental. Nous veillerons lors de cette partie à mettre en avant les articulations qui existent entre ces différents concepts et celui du développement durable. La deuxième partie de ce texte sera consacrée à l’investigation empirique qui portera sur une entreprise tunisienne où l’implantation d’un SME a été engagée sans succès1.
4La définition de la RSE se trouve au centre d’enjeux idéologiques, pratiques et académiques profonds (Déjean et Gond, 2004). En effet, les systèmes d’évaluation de sa mise en place ne sont pas neutres et portent souvent les visions des parties prenantes dominantes (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2006). Ainsi, bien qu’abondamment concrétisée dans divers bilans sociaux, codes de conduites et autres chartes d’entreprises, la RSE ne fait toujours pas l’unanimité sur sa définition (Xhauflair et Zune, 2004). Le vocabulaire utilisé dans la sphère managériale, mais aussi dans celle académique, est très flou, tant en français qu’en anglais. Il recouvre, sans grande parcimonie, des notions comme l’éthique, l'entreprise citoyenne, le développement durable ou le comportement sociétal (Saulquin, 2006).
5La RSE est fréquemment utilisée dans la littérature managériale comme synonyme du développement durable (Ivanaj et McIntyre, 2006). Or, bien qu’ils soient proches, il existe une différence entre ces deux concepts. Pour Daudé et Noël (2005), la notion de développement durable est une notion politique qui s’applique tout d’abord aux Etats dans la définition de leur politique économique et sociale. Néanmoins, ce concept est supposé intégrer plus largement la société, notamment les entreprises, pour être effectivement mis en œuvre. Ainsi, le développement durable est sujet à un déploiement en entreprise qui consiste en l’adoption de pratiques socialement responsables par les diverses fonctions de la firme (Reynaud, 2006). La RSE apparaît comme l’appropriation par les entreprises des logiques de Développement Durable et renvoie à leur engagement sur les registres écologiques et sociaux (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004). Il s’agit de la mise en œuvre par l’entreprise des principes du développement durable.
- 2 Document élaboré par la CCE à l’intention des entreprises et des institutions publiques pour promou (...)
6Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur la définition de la RSE, la définition qui en a été donnée par le Livre Vert2 de la Commission des Communautés Européennes (CCE) est assez largement admise par la littérature spécialisée. Elle a été retenue par de nombreux auteurs aussi bien européens (Igalens, 2004 ; Alberola et Richez-Battesti, 2005 ; Coulon, 2006 ; Branco et Rodrigues 2006), qu’anglo-saxons (Sleeper et al, 2006 ; Brammer et al, 2007). Selon la CCE, la RSE correspondrait à « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes » (2001, p3).
7A partir de son fondement dans la théorie des parties prenantes, la RSE se base sur deux principes (Cazal, 2005) : le principe des droits et le principe des effets. En vertu du premier principe, l’entreprise et ses managers ne peuvent pas violer le droit des autres à déterminer leur propre avenir. Le principe des effets correspond, quant à lui, à l’idée selon laquelle la firme et ses dirigeants sont responsables des effets de leurs actions sur les autres. Elle s’inscrit également dans le cadre de la théorie de la gouvernance globale qui voudrait concevoir une gouvernance sans gouvernement : un système de régulation qui fonctionne sans une autorité officielle (De Woot, 2004). Dans ce sens, elle met en contact les entreprises et, de façon plus marquée les multinationales, avec les organismes représentant la société civile (Igalens, 2004).
- 3 Riverains des locaux de l’entreprise, institutions locales etc.
8Ajoutons, enfin, dans le cadre de cette section relative à la définition du concept, qu’il faudrait faire la distinction entre les termes « social » et « sociétal » qu’on associe à la responsabilité de l’entreprise dans le vocable de la RSE. Le social concerne les conditions qui permettent de rendre équitables les apports et les rétributions des salariés ; le sociétal, par contre, relève de la relation avec les communautés de proximité de l’entreprise3 (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2006). Pour cette raison, étant donné que notre recherche s’intéresse à la dimension écologique, nous parlerons de la responsabilité sociétale plutôt que sociale.
9Depuis des décennies, la recherche effrénée de croissance économique s’est accompagnée d’effets qui ont amenuisé les ressources exploitables et continuent à amplifier la dégradation de l'environnement (Deligne, 2004). Ainsi, à partir de la vague écologique des années 1960, l’intérêt porté à la question écologique est devenu si important qu’on a assisté à sa politisation (Lascoumes, 1994). Dans ce contexte, l’entreprise s’est ouverte aux valeurs environnementales et consent, de plus en plus, à investir dans des équipements respectueux de l’environnement afin de ne pas compromettre la légitimité de ses activités (Boiral, 2005). Comme la prise de conscience environnementale s’est développée dans la société, ce souci fait désormais partie de la notion plus large de responsabilité sociétale de l’entreprise. Dans cette perspective, la protection de l’environnement doit faire l’objet de réflexion stratégique au sein des entreprises (Martinet et Reynaud, 2004 ; Bonaffous-Boucher et Pesqueux, 2006).
10La protection de l’environnement s’inscrit dans le cadre plus large de la problématique du développement durable. Si ce dernier concept est largement accepté au sein de la collectivité par les valeurs qu’il promeut, il n’en demeure pas moins que les conditions de sa mise en œuvre restent difficiles à appréhender au niveau organisationnel (Aggeri et al, 2005) ce qui interpelle les modalités de pratique de la RSE. Pour Branco et Rodrigues (2006), il existe deux manières d’appréhender cette notion : l’approche normative qui insiste sur la bienveillance sociale et l’approche « business » qui met l’accent sur la réalisation « éclairée » des intérêts de l’entreprise. A l’image de ces positions contradictoires sur la RSE, on a assisté à l’émergence de deux approches en matière de gestion environnementale par les entreprises, à savoir, l’approche palliative et l’approche intégrative (Semal, 2005). Selon la première approche, l’entreprise met en place un service « environnement » qui élabore les actions à entreprendre pour faire face aux revendications écologistes et à la législation environnementale. Cette politique n’intègre pas la préoccupation environnementale dans l’éthique de l’entreprise et se traduit par des mesures réactives. Par contre, l’approche intégrative traite le facteur environnemental comme une composante intrinsèque à l’entreprise. L'entreprise dépasse la simple anticipation des pressions, de l’adaptation de l'offre ou du respect des règlements. La préservation de l'environnement devient la mission de tout le personnel. L'approche palliative s'inscrit dans le cadre d'une logique de développement socio-économique qui s'allie avec le registre gestionnaire, alors que l’approche intégrative se base sur une logique de protection de l'environnement tout en s’inscrivant dans le registre protestataire.
11L’existence de deux approches concurrentes témoigne de l'existence d'un fort déséquilibre au niveau de la sensibilité environnementale chez les entreprises qui adoptent diverses réactions en la matière (Martinet et Reynaud, 2004). Pour cette raison, les recherches les plus récentes se sont orientées vers la quête des éléments de réponse qui permettent de réconcilier ces deux logiques (Ost, 1995). Dans la pratique, le système de management environnemental (SME) élaboré à partir de la structure et des recommandations de la norme ISO 14001 s’est imposé comme la référence en la matière (Gendron, 2004).
12Au delà des actions ponctuelles portant sur l'environnement ou la sécurité, la crédibilité et l'efficacité de l'entreprise dépendent d’un système de management intégré (Lesourd et Schilizzi, 2001) orienté vers la prévention des risques et la satisfaction des parties intéressées comprenant les clients, les riverains et les pouvoirs publics. C’est pour réaliser un tel objectif que les entreprises recourent à la norme ISO 14001 qui permet d’élaborer le système de management environnemental. Ce système est censé optimiser les procédures de travail de l’entreprise en en faisant un ensemble cohérent respectueux de l’écologie, tout en conservant les caractéristiques du système de production de l’entreprise.
13En optant pour ce système, l'organisation est appelée à passer en revue ces procédures de fonctionnement et à les réélaborer pour minimiser les nocivités environnementales (Reverdy, 2005). L’objectif de cet ensemble d’actions entre dans le cadre de la gestion environnementale de l’entreprise qui exige l’atteinte d’un niveau de protection écologique maximum et de tendre vers le « zéro pollution » (Morin, 1992). La norme ISO 14001 amène à la redéfinition de la stratégie de l'entreprise qui l’adopte dans le sens de la qualité et du respect de l’environnement (Khireche-Oldache, 2002). Cette démarche s’effectue avec, comme soubassement, l’idée selon laquelle une approche proactive est moins coûteuse qu’une action juridique entamée par les parties prenantes si elles constatent une nuisance qui leur est causée par l’entreprise (De Backer, 1992). L’effort de l’entreprise rendu public permettrait d’harmoniser les relations avec la société environnante (Igalens, 2004). Ainsi, sur le plan environnemental, la norme ISO 14001 permet de prévenir les incidents et de minimiser leurs impacts. Elle minimise les déchets mis en décharge ce qui induit une réduction du coût de leur traitement. L'implantation d’une telle politique au sein des entreprises se traduit par une meilleure maîtrise des coûts, une efficacité renforcée et une meilleure sécurité des systèmes grâce aux audits effectués dans le cadre de la certification. Comme la plupart des pratiques de l’écologie industrielle, elle renforce la légitimité interne et externe de l’entreprise et contribue à créer une dynamique d’apprentissage basée sur l’interaction entre ses membres (Boiral et Kabongo, 2004). Elle permettrait un contrôle efficace des pratiques de gestion et améliorerait leur performance en adéquation avec l’adage "Green business is good business" (Stigson, 2000).
14L'implantation d'un SME constitue un effort de rationalisation du système de management global de l'organisation car il est censé augmenter l'efficacité de l’ensemble du système (Boiral, 2006). Pour Reverdy (2005), la norme ISO 14001 transpose à l’environnement les règles du management par la qualité totale (MQT) formalisées dans la norme ISO 9000. Pour cet auteur, les entreprises qui disposent déjà d’un système de gestion de la qualité pourraient intégrer d’une manière plus aisée le SME. Scipioni et al. (2001), pour leur part, font un parallèle entre le MQT et les SME en identifiant les points de ressemblance entre les deux approches. Parmi ces points, nous pouvons citer l’obligation de créer un manuel de procédures qui décrit les processus, les ressources et les objectifs de chacun. De même, les politiques envisagées dans le cadre de ces deux démarches devront, selon les deux normes, être en harmonie avec la politique générale de l'entreprise. Par ailleurs, parmi les principes sur lesquels repose aussi bien le MQT que le SME, on retrouve le principe de l'amélioration continue, celui de la conformité aux règlements externes ainsi que celui de la vérification systématique par des audits internes et externes.
- 4 http://europa.eu/scadplus/leg/fr/lvb/l28022.htm
15Il est aussi à signaler que la norme ISO 14001 n’est pas le seul système de management environnemental auquel peuvent recourir les entreprises. Le système communautaire de management environnemental et d'audit (EMAS) mis en place par l’Union Européenne vise lui aussi à promouvoir une amélioration continue des résultats environnementaux des organisations. Il peut être utilisé de manière complémentaire au SME promu par l’ISO 14001 car il reconnaît explicitement la norme. Le règlement EMAS prescrit les exigences relatives à la mise en place d'un SME selon une procédure bien spécifique4. L’une des différences entre les deux systèmes est que le règlement EMAS oblige l’entreprise qui s’y engage à mettre à la disposition des parties intéressées une déclaration environnementale. Cette déclaration qui doit être rédigée dans des termes non techniques et accessible au public rend compte de la politique, des programmes d’améliorations environnementales et de la description du SME mis en place par l’entreprise.
- 5 D’après l’International Standard Organisation (2004) cité par Boiral (2006).
16La norme ISO 14001 connaît jusqu’ici un franc succès. En effet, elle a été adoptée par près de 70 000 entreprises dans le monde5. La popularité de la norme ne doit cependant pas occulter le fait qu’il existe des risques qui lui sont inhérents. Dans ce sens, Capron et Quairel-Lanoizelée (2007) rappellent que l’adoption de démarches de RSE « ne compense pas nécessairement les coûts et les résistances » (p.73). A ce niveau, nous allons nous focaliser, dans le paragraphe suivant, sur les résistances au changement qui peuvent émaner du personnel lors de l’introduction du SME.
17Dans le cadre d'une politique environnementale inscrite dans le projet d'amélioration continue de l’entreprise, la norme contribue à répondre au respect de la réglementation environnementale ainsi qu’aux attentes du personnel et du public en matière de prévention des risques écologiques. Toutefois, la mise en place d’un SME n’est pas sans risques surtout au niveau interne. En effet, son instauration dans une entreprise constitue en soi un changement d’habitude pour le personnel. Sur ce point, il serait utile de recourir à la littérature sur le changement organisationnel pour comprendre les enjeux liés à une telle démarche en entreprise.
18Le changement au sein des entreprises et des organisations est protéiforme et recouvre des dizaines de concepts et méthodes (Meier, 2007). De nombreux chercheurs ont abordé l'étude de ce phénomène au point que Brénot et Tuvée (1996) estiment que toute tentative d’en rendre compte de manière exhaustive est vaine. Ces auteurs définissent le changement organisationnel comme étant « une modification de fond des structures, des processus et des relations entre individus au sein d'une organisation en vue d'une amélioration durable du fonctionnement de cette dernière » (p. 63).
19Or, il est reconnu que les employés ont tendance à résister aux changements particulièrement lorsque ces derniers sont imposés (Préfontaine, 2004). Pour Aubert (1991), la résistance au changement manifestée par les salariés serait une sorte de réaction naturelle d’un système social pour se protéger d’une nouvelle situation qu’il perçoit comme menaçante. Autrement dit, il s’agirait d’une réaction « légitime » du système qui tente de maintenir son état antérieur. La résistance au changement se traduit par un éventail de réactions diverses qui vont de la simple démobilisation jusqu’aux actes de sabotage (Morgan, 1989). Selon Crozier et Friedberg (1977), les réactions les plus vives ont lieu dans les cas où les intérêts des acteurs en présence sont particulièrement compromis par le changement en question. Aubert et al. (1991) expliquent en effet que la résistance au changement est ainsi fonction de l’irréversibilité perçue de la nouvelle situation créée.
20Cependant, la résistance au changement n’est pas irrémédiable. Pour conduire un changement, la littérature en sciences sociales préconise plusieurs outils qui s’articulent autour de l’idée de participation des acteurs impliqués. En mettant l’axe participatif au centre de la conduite du changement et en favorisant la confrontation des points de vue, la coopération et la communication, ce processus favoriserait l’appropriation par l’ensemble de l’entreprise du projet visé (Aubert et al., 1991). La communication apparaît non seulement essentielle pour faire comprendre l'intérêt, les enjeux et les moyens du changement, mais permet également de surmonter les différences de perceptions et de représentations parmi les divers groupes d'acteurs (Brénot et Tuvée, 1996). Bernoux (2004) pense que l’approche préconisée par la théorie de la traduction a été un des éléments qui ont permis de développer la pratique du fonctionnement par projet dans les entreprises et les organisations. Sommairement, la théorie de la traduction suggère que le projet de changement doit être réinterprété en fonction du sens que lui donnent les parties intéressées et reformulé de sorte à intégrer leurs visions et leurs intérêts. En plus du registre communicationnel, la formation apparaît comme un facteur essentiel d’acceptation du changement en ce qu’elle permet de lever les incertitudes et prépare aux nouvelles tâches (Aubert et al., 1991).
21Néanmoins, il ne faudrait pas penser qu’il existe des outils « miracle » qui permettent de faire passer des changements. Pour Romelaer (1993), les instruments de gestion des ressources humaines, en particulier, peuvent dans certains cas devenir des freins. Dans ce sens, les connaissances et techniques ne devraient pas être mises en œuvre sans tenir compte du caractère spécifique de l’entreprise, et des besoins concrets de la direction, de la hiérarchie et des salariés. C’est en fonction de sa culture, de sa structure et de son type d’organisation du travail que chaque entreprise aura une définition différente des rôles dévolus aux différentes catégories de personnel, et donc des comportements légitimes à adopter pour faire réussir le changement (Aubert et al., 1991).
22Les risques de résistances au changement sont importants pour le cas du SME qui est généralement imposé par des pressions institutionnelles (Boiral, 2006) et n’est pas une revendication du personnel de l’entreprise. Afin de comprendre les résistances des membres du personnel à l’instauration d’un SME, nous allons nous pencher dans la partie qui suit sur l’étude d’un cas particulièrement explicite. Ainsi, nous nous sommes intéressés au cas d’une grande entreprise tunisienne où les résistances du personnel et le non respect de certains préalables ont significativement contribué à l’échec de la mise en place des directives de la norme ISO 14001.
23Afin de mener l’investigation empirique, nous avons opté pour le choix d'une méthodologie qualitative. Ce choix se justifie lorsque la finalité de la recherche entamée est d’explorer et de décrire (Miles et Huberman, 2003) ce qui est précisément le cas de la présente étude. Au niveau de la collecte des données, nous avons principalement recouru à l'entretien. Nous avons ainsi réalisé plusieurs entretiens auprès de cinq répondants. Nous avons également pu examiner certains documents. La diversification des moyens de collecte de données constitue un moyen de triangulation permettant de contrebalancer les défauts d’une méthode par les avantages d’une autre (Baumard et Ibert, 1999) et d’améliorer la fiabilité des conclusions issues de la recherche, ce qui offre des possibilités de généralisation (Yin, 1994 ; Miles et Huberman, 2003).
- 6 Cet argument a été présenté à l’organisme certificateur dans une correspondance officielle.
- 7 Les documents ont été consultés sur place, il ne nous pas été permis de les photocopier.
24Notre recherche se base sur une étude de cas monographique. Cette méthode permet d’examiner en profondeur les processus organisationnels ainsi que les représentations et les vécus des personnes (Miles et Huberman, 2003). Afin de respecter l’éthique scientifique des sciences sociales qui préconise le consentement de la personne interrogée et le respect de l’anonymat, notamment en cas de risque de désagrément, même mineur, conséquent, à la tenue ou à la publication de l’entretien (Fontana et Frey, 1994 ; Giroux et Tremblay, 2002) nous ne divulguerons pas ici le nom de l’entreprise étudiée. La firme en question est une entreprise publique tunisienne de services qui possède divers centres d’exploitation techniques. Son système d’exploitation comprend, entre autres infrastructures techniques, des stations d’épuration des eaux. Au niveau de la gestion environnementale, les stations d’épuration sont une cible parfaite pour la certification ISO 14 001 au regard de l’impact de leurs activités sur l’environnement. Un projet de certification de deux stations d’épuration a été entamé en 2001, mais a été abandonné en cours de route au bout de deux années. Il s’agissait à l’époque d’un projet pilote qui visait la certification de deux des stations d’épuration de l’entreprise. La raison officielle présentée par la firme pour l’abandon du projet réside dans le fait que le personnel qui devait s’occuper de la mise en place du SME était alors indisponible6. Cette explication cache mal les véritables causes qui ont conduit au désengagement de l’entreprise. Le but de notre investigation empirique est de connaître les causes qui ont trait aux volets organisationnel et humain. Les personnes que nous avons interrogées sont des responsables qui ont fait partie soit du comité de pilotage du projet soit du département qualité de l’entreprise. Les documents que nous avons examinés7 comprennent des conventions et des correspondances entre l’entreprise et certains des organismes impliqués dans la démarche ainsi que le rapport de diagnostic établi au début de la démarche. Dans ce qui suit, nous allons d’abord rendre compte du déroulement du projet d’implantation du SME pour nous pencher, par la suite, sur l’analyse des difficultés qui ont poussé l’entreprise à son abandon.
25A l’époque du projet, les entreprises tunisiennes accusaient un retard dans le domaine de la certification environnementale. L’entreprise étudiée s’était alors vue proposer l’adhésion à une initiative gouvernementale de promotion des SME. Emanant d’une volonté institutionnelle comme c’est souvent le cas des projets relatifs à l’écologie industrielle (Boiral, 2006), l’exécution du projet SME n’a pas dépassé le cap de la phase de diagnostic. Dans les paragraphes qui suivent nous allons nous pencher dans un premier temps sur les origines et objectifs du projet. Dans une deuxième phase, nous nous intéresserons aux premières étapes de la mise en place.
- 8 1 Dinars Tunisien = 0,6 Euro (cette valeur varie selon les fluctuations des cours des changes).
26Le projet émane d’une initiative menée par une agence gouvernementale de services environnementaux qui entendait promouvoir la diffusion des SME dans les entreprises tunisiennes. Au niveau de la firme étudiée, l’idée consistait à certifier deux de ses stations d’épurations des eaux usées. C’est sur la base de ses activités ayant de fortes retombées écologiques que la firme en question a été choisie. Le coût de la mise en place du SME essentiellement basé sur le coût des actions correctives a été évalué à un million de dinars8 pour la première station et à deux cent mille dinars pour la deuxième. A ce sujet, il faut noter que le financement, en lui-même, ne semble pas avoir posé de problèmes, notamment en raison de l’encouragement des bailleurs de fonds étrangers.
27Les objectifs qui étaient attendus de la certification s’articulent autour de plusieurs avantages. Le projet visait avant toute chose la satisfaction de certaines parties dont principalement le Ministère de tutelle, les agences gouvernementales chargées de l’environnement et les institutions internationales de coopération. Tous ces acteurs étaient plus au moins impliqués dans des programmes de promotion du développement durable. Si la satisfaction de ces parties a été considérée par nos répondants comme le principal mobile à la mise en place du SME, d’autres objectifs ont été également évoqués par ces derniers. L’introduction du SME devait, en effet, se traduire par des retombées positives sur le plan économique. Le projet devait, ainsi, introduire une certaine rationalisation du fonctionnement des stations d'épuration.
28Par ailleurs, la conformation des stations d’épuration à la norme ISO 14001 devait également permettre d’améliorer les relations avec les riverains de ces installations. Il ressort de notre enquête que la question des relations avec les riverains est un enjeu important pour l’entreprise étudiée. Ce ne sont pas les actions judiciaires, peu fréquentes et souvent synonymes d’une procédure lourde, que les cadres de l’entreprise craignent, mais plutôt les pressions des élus locaux. Cette forme de pression se substitue ainsi à la pression des ONG (De Woot, 2004 ; Igalens, 2004) dans un contexte où les riverains sont très rarement organisés en associations. Bien que cette régulation ait un caractère informel, les répondants s’accordent pour dire qu’elle est efficace au regard de sa prise en considération par la plupart des cadres de l’entreprise.
29La certification devait au début concerner deux stations d’épuration avec pour ambition de généraliser par la suite la norme au niveau de l’ensemble de l’entreprise. Toutefois, certaines questions ont commencé à se poser dès le début. Les critiques des répondants ont d’abord concerné le choix des sites. Officiellement, le choix a été motivé par la modernité des installations et leur proximité du siège central de l’entreprise. Or, il s’avère que l’une des deux stations était en phase d'extension, ce qui va à l’encontre des principes de la norme ISO 14 001 stipulant que le site, pour être certifié, doit être confiné et clôturé. Quant à la deuxième station, elle faisait face à une surcharge d’activité car elle était en train de relayer une autre station à proximité d’elle qui était temporairement hors d'usage. D’un point de vue technique, ces conditions ne favorisent pas la mise en place de la norme. Ainsi, l’argument de la modernité des stations trouve rapidement ses limites vu l’inexistence des conditions techniques nécessaires pour y faire respecter les exigences de la norme. Ce mauvais choix révèle donc un dysfonctionnement décisionnel. En effet, la recherche de proximité spatiale peut s’interpréter comme la mise en place d’un mécanisme de contrôle à la discrétion des dirigeants (Ainsworth et Cox, 2001), ce qui peut témoigner d’un manque de confiance entre dirigeants et salariés dans l’entreprise étudiée.
30L’entreprise a commencé par programmer diverses sessions de formation sur le thème pour initier certains membres du personnel concerné à la maîtrise des techniques requises par la mise en place d’un SME. Un cabinet spécialisé a été sollicité pour effectuer un diagnostic au niveau des unités concernées par le projet et pour s’occuper du suivi de l'implantation et de la préparation à l’audit de certification. Au cours de la phase du diagnostic, un rapport a été élaboré afin d’identifier les écarts et établir un plan d’actions et ce, aux niveaux technique et humain. Au-delà du diagnostic technique qui représente la majeure partie du document, nous avons pu extraire les constats suivants relevant de l’aspect managérial et que nous résumons dans le tableau n°1.
Tableau n°1 : Dysfonctionnements organisationnels constatés lors du diagnostic
Niveaux d’intervention
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Extraits du rapport de diagnostic
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Formation
et
Sensibilisation
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Deux agents seulement ont été formés.
Les experts préconisent un inventaire des besoins en formation
Le volet sensibilisation est encore absent.
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Sécurité
et
Hygiène
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Il existe certains risques pour la santé du personnel.
Recommandation pour identifier les zones à risques et réaliser des analyses sur le sujet.
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Structure
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Structure mal organisée et responsabilités non clairement établies.
Nécessité de définir un organigramme des fonctions.
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Procédures
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Procédures non formalisées de maîtrise opérationnelle des processus.
Nécessité d'établir des procédures en s’appuyant sur le SMQ.
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31C’est au cours de la phase de diagnostic que se sont cristallisées les difficultés et les résistances à l’encontre du projet. Plus exactement, c’est la prise de conscience de la nécessité d’identification des responsabilités et des rôles dans chacune des stations d’épuration qui avait « échauffé les esprits ». L’avènement d’un nouvel ordre qui résulterait du respect des exigences de la norme a donc entraîné un phénomène de résistance au changement de la part des employés et des responsables dans les stations d’épuration.
32Les résistances dans le cas de l’entreprise étudiée apparaissent inévitables tant la logique de fonctionnement proposée par la norme est en opposition avec la logique de fonctionnement des unités ciblées par la certification. En effet, les informations que nous avons recueillies tendent à montrer qu’il y a un manque d’ordre et de formalisme évident et qu’un certain chaos règne au niveau des stations d’épuration. L’exemple le plus visible de la désorganisation ambiante se trouve dans l’une des deux stations qui est, pourtant, considérée comme la station modèle de l’entreprise et qui « paie le prix de son succès ». Cette dernière, considérée comme la « station modèle », accueille tous les projets pilotes de la firme concernant les stations d’épuration. On y retrouverait différents projets en chantier qui ont été commencés sous l’ère d’un dirigeant et continuent en veilleuse après son départ. Cela a abouti, entre autres, à une station en chantier permanent qui n’a jamais de clôtures fixes et où des travaux sont couramment entrepris. Cette situation a également entraîné la présence sur le site d’un personnel assez nombreux (45 ouvriers et techniciens soit le double de la moyenne des stations d’épuration de l’entreprise), chacun oeuvrant dans la logique du projet pour lequel il a été sollicité. La duplication des tâches et les conflits interpersonnels dus à des rationalités d’acteurs différentes (Diné, 2007) sont de mise. D’une manière générale, d’après les révélations de nos répondants, les stations d’épuration de la firme souffrent de l'obsolescence des procédures et de l'existence d'une surcharge de travail endémique. La plupart des agents qui y travaillent ressentent un manque de motivation à cause de leurs conditions travail.
33Sur le plan de la mobilisation des personnes, il était attendu que l'introduction du SME dans les stations joue un rôle mobilisateur puisque les changements qu’elle était censée produire allaient minimiser le désordre. Ceci n'a été remarqué que chez certains employés d’exécution. Aucune campagne de sensibilisation ne leur a été adressée et c’est par les rumeurs qu’ils ont pris connaissance du projet et du fait que ce dernier se traduirait par des aménagements susceptibles de diminuer la pénibilité de leur travail. Cependant, nous avons relevé le fait que la mobilisation des personnes s'affaiblit au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie. L'implantation du projet a généré un conflit avec les techniciens des unités pilotes qui ont montré une certaine hostilité envers des intervenants recommandant la redéfinition de leurs rôles et leur imposant un certain degré de formalisme et de transparence auquel ils n’étaient pas habitués. Cette catégorie du personnel, bien qu’on s’attende à ce qu’elle soit lésée par les conditions de travail et le désordre ambiant, voyait dans le projet de certification une remise en cause des rôles et des repères dont ses membres ne voulaient pas. En effet, comme l’a montré Neuville (1995), les situations organisationnelles qui apparaissent désordonnées pour un observateur externe cachent le plus souvent un ordre complexe dont la logique est partagée par les acteurs en présence.
34Enfin, au plus haut niveau, la politique environnementale a été formulée par la direction, mais n’a pas été ratifiée par la suite. La crainte d’avoir le label et de le perdre ensuite (la norme préconise un audit cyclique tous les six mois) aurait été à l’origine de ce désengagement. En fait, les dirigeants, après une première phase d’enthousiasme par rapport au projet, se seraient rendu compte que l’entreprise ne possédait pas les préalables nécessaires pour son implantation et ne voulaient pas courir le risque de porter la responsabilité du contre-pied qu’aurait constitué le retrait du label. Après avoir décrit la progression du projet, nous allons dans la partie qui suit nous focaliser sur l’analyse des contraintes qui ont mené à son échec.
35L’introduction d’une pratique d’écologie industrielle suppose que l’entreprise est prête à remettre en question ses modes et ses méthodes de production en fonction des différentes évolutions de l’environnement (Moroncini, 1998). Néanmoins, il semble que le contexte organisationnel étudié, marqué par plusieurs insuffisances, ne semble pas propice à une telle remise en cause et, par conséquent, n’a pas constitué un terrain favorable à l’implantation du SME. Par ailleurs, il nous a semblé que l’échec du projet est aussi dû à certaines rigidités inhérentes à la norme 14001 elle-même.
36L'entreprise étudiée souffre de plusieurs difficultés dans la gestion de son personnel et surtout celui de l’exécution. Ce dernier se trouve dévalorisé, ce qui réduit son rendement et agit négativement sur sa productivité. Pour y faire face, l'entreprise compte de moins en moins sur ses ouvriers titulaires et recourt soit à la sous-traitance soit au personnel occasionnel. Le sentiment de précarité des travailleurs ainsi recrutés est loin de susciter leur mobilisation. L'autonomie du personnel est quasi-inexistante alors qu'elle semble être une condition sine qua non de la mise en place du SME et du bon déroulement de son implantation (Reverdy, 2005). De même, l'absence de communication et la rétention de l'information amplifient les conflits au sein de l'organisation. On retrouve ces aspects dans la plupart des entreprises tunisiennes, en particulier publiques, en partie à cause d’une gestion des ressources humaines marquée par la centralisation et la prépondérance du caractère administratif (Peretti et Frimousse, 2005).
37Le personnel se trouve également obligé d'atteindre des objectifs auxquels il adhère peu en raison de son implication. Ce point a été soulevé dans le rapport de diagnostic qui a recommandé d’associer les personnes concernées par le projet à son élaboration. La participation des employés à la réflexion sur les modalités de mise en place fait partie des directives de la norme ISO 14001 (Reverdy, 2005). Or, ce principe a fait défaut dans l’entreprise étudiée qui restait fortement marquée par la logique de la hiérarchie descendante.
38En outre, il n'était pas évident de réaliser l'homogénéisation des procédures de fonctionnement des stations d’épuration, procédures non formalisées au préalable. Il y avait un manque de cohérence entre les procédures des différentes stations du aux modifications techniques locales apportées au gré des situations d’urgence et des « touches personnelles» de certains techniciens. Ce manque de cohérence est amplifié par le fait que l’entreprise intègre divers métiers et plusieurs systèmes et installations techniques qui utilisent des procédures de travail différentes des stations d’épuration. Ainsi, de nombreux membres du personnel de ces dernières sont passés par d’autres installations, apportant par là une expérience et des procédés de travail qui ne sont pas toujours en adéquation avec le fonctionnement standard des stations d’épuration. Ce dysfonctionnement est dû à une logique de mobilité dans l’entreprise qui n’est pas bâtie sur une politique d’adéquation professionnelle entre les hommes et les emplois. La mobilité y dépend plutôt des souhaits variables des acteurs en présence (Crozier et Friedberg, 1977).
39A partir du rapport de diagnostic et d’autres interventions menées par leurs moyens, les organismes partenaires du projet ont signifié par le biais d’un rapport d’experts que les études d'impact et la gestion par objectifs environnementaux sont impossibles dans les stations ciblées compte tenu de leur manque d'organisation. Il revenait alors à la direction de l’entreprise de prendre des mesures afin d’établir en amont les conditions favorables à la mise en œuvre du projet. Au lieu de cela, la direction de l’entreprise a préféré abandonner le projet malgré les frais pour partie engagés. D’après l’un de nos répondants, « on a fini par considérer que la certification est un luxe hors de portée de l’entreprise ».
40Pour récapituler sur ce point relatif aux difficultés locales expliquant en partie l’échec du projet SME, nous présentons dans le tableau suivant une description des dimensions organisationnelles qui ont entravé le changement consistant en l’implantation de la norme. Nous avons retenu les dimensions structurelle et culturelle ainsi que la répartition du pouvoir qui apparaissent comme des dimensions clés à prendre en compte lors d’un changement organisationnel (Aubert et al, 1991 ; Crozier et Friedberg, 1977).
Tableau 2 : Déterminants organisationnels défavorables au SME
Dimension organisationnelle
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Description
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Structure
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Inexistence d’une définition claire des tâches, des fonctions et des responsabilités
Procédures de travail et d’échange d’informations insuffisamment formalisées
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Répartition du Pouvoir
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Pas d’association du personnel opérationnel aux choix de la hiérarchie
Le personnel opérationnel dispose de marges de manœuvre discrétionnaires élevées pour la réalisation du travail
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Culture
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Influence de la culture nationale valorisant le flou et l’informel
Inexistence d’une culture d’entreprise fédérant tous les niveaux hiérarchiques autour d’une vision et de valeurs communes
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41D’après le tableau qui précède, il est facile de constater que les divers déterminants organisationnels ne sont pas particulièrement favorables à l’introduction de la norme. Néanmoins, ces caractéristiques n’expliquent pas à elles seules l’échec de la démarche. Des explications peuvent aussi être fournies si l’on analyse les limites du SME lui-même.
42Bien qu’il s’agisse d’un concept rencontrant un succès certain, le système de management de l’environnement n’est pas sans limites. Le cas étudié permet de mettre en évidence certaines d’entre elles.
43D’abord, la conformité à la norme ISO 14001 entraîne une grande rigidité administrative. La lourdeur bureaucratique résulte de l’exigence de produire des documents du SME sous forme de procédures et d’instructions. Gondran et Fontaine (2006) ont déjà illustré les lourdeurs administratives qui pouvaient accompagner l’introduction d’un SME dans le cadre d’une étude de cas portant sur la maîtrise d’œuvre d’un chantier routier en France. Pour notre part, il est apparu que si la documentation et la lisibilité des procédures permettent de faciliter le travail des auditeurs, elle implique une certaine complication du travail pour ceux qui sont chargés de sa mise en place. Lors de la tentative d’instauration du SME dans l’entreprise étudiée, les répondants ont souligné le fait qu’il y avait une grande focalisation sur l’aspect documentaire aux dépens de la diffusion des principes du management de la qualité environnementale. Tout comme l’ont constaté Gondran et Fontaine (2006), notre étude de cas appuie l’idée que la mise en place du système documentaire et de procédures imposés par la norme risque parfois de détourner l’énergie des acteurs au lieu de servir les finalités du développement durable.
44En outre, la norme repose sur une vision très systématique, rationnelle et ordonnée de l'organisation obéissant à des lois et à des règles impersonnelles, valables pour toutes situations. Se limitant aux aspects formels, les règles de fonctionnement ne permettent pas l’échange de l’ensemble des informations et de connaissances relevant des spécificités locales de chaque entreprise qui sont nécessaires à la coordination entre les acteurs. Boiral (2006) les qualifie de « mythes et des cérémonies plus au moins dissociés des activités réelles » (p. 68). Dans notre investigation, il nous est apparu que les outils formels développés sont des ressources précieuses pour assurer la coordination lors de la démarche, mais que cette dernière ne peut pas s’y limiter. Les interactions informelles complètent les outils formels dans le travail de coordination, de production et de circulation des informations (Mucchielli, 1998). On peut s’attendre à ce qu’elles soient moins coûteuses qu’une formalisation plus complète. De fait, elle épargnerait à l’entreprise les conflits avec le personnel habitué aux modes de coordination moins standardisés. Il semble que la formalisation excessive ne permette pas de répondre à l’objectif d’optimisation de l’utilisation du savoir-faire, en partie informel, dans l’entreprise. Ceci est d’autant plus vrai pour leur mise en place dans le contexte tunisien de notre cas puisque la logique de fonctionnement des entreprises locales repose en grande partie sur l’informel et une culture qui valorise le flou (Zghal, 1994). Comme le pense Boiral (2003), le référentiel ISO 14001, basé sur une tradition de règles écrites et de relations contractuelles issue de la logique anglo-saxonne, peut entrer en opposition avec la vie et les habitudes informelles de l’organisation notamment en matière de communication.
45Enfin, le système de gestion ISO 14001 repose sur une vision hiérarchique du management. La revue de la direction, la ratification explicite de l’engagement par le « top management » et la formulation au plus haut niveau d’une politique environnementale sont, certes, des méthodes qui permettent de mettre les dirigeants de l’entreprise devant leurs responsabilités. Bien qu’elle suggère l’implication des salariés aux modalités de mise en place, elle n’offre pas de garanties réelles de leur participation. En effet, autant la norme s’avère exigeante sur le plan des procédures et du contrôle du travail des salariés, autant elle s’avère permissive sur la participation de ces derniers. D’ailleurs, aussi bien le choix de la mise en place que de l’abandon du projet ont émané du « top management » de l’entreprise étudiée. Le personnel de base, ne se sentant pas concerné par un projet « dicté d’en haut », n’a fait que précipiter l’échec de ce dernier. Ainsi, à l’instar de Semal (2006) qui a mis en évidence l’idée que les SME omettaient souvent le point de vue des riverains et des consommateurs des entreprises qui les mettent en place, notre étude de cas tend à montrer que le SME omettait aussi d’intégrer le point de vue des salariés qui seraient pourtant affectés dans leur vécu quotidien par les changements que le SME amènerait. Cet outil du développement durable qui est souvent présenté comme un domaine privilégié de formation de nouveaux espaces d’action collective (Aggeri et al, 2005) a vu son implantation échouer dans le cas étudié, en grande partie à cause de l’absence d’appropriation du projet et de la vision qu’il porte par les acteurs en présence.
46La certification selon la norme ISO 14001 est, en théorie, une démarche volontaire qui s'adresse à des entreprises soucieuses de l’application d'une approche stratégique qui peut rentabiliser les investissements consentis dans la préservation de l'environnement. Elle donne plus qu'une simple assurance de conformité à la législation en vigueur. Elle oblige à examiner en profondeur tous les processus et les activités ayant un impact sur l'environnement. Elle fait donc partie, à juste titre, des pratiques de RSE en ce qu’elle porte un intérêt aux parties prenantes de l’entreprise. Toutefois, les intérêts de ces dernières sont différemment pris en compte en fonction de leur position dans le dispositif de certification. En conséquence, le dispositif actuel fait taire des voix qui ont droit de Cité dans l’esprit de la théorie des parties prenantes (Semal, 2006). La présente recherche tend à révéler qu’une telle démarche, bien qu’elle vise, entre autres objectifs, la minimisation du risque pour le personnel de l’entreprise, ne suscite pas forcément l’adhésion et l’enthousiasme de cette partie prenante.
47L’investigation empirique que nous avons menée a ainsi permis de démontrer que les difficultés humaines et organisationnelles peuvent même aller jusqu’à conduire à l’échec de la démarche en soi. Le système ISO 14001 est apparu, dans ce cas, comme une « réponse à des pressions institutionnelles dans le souci d’offrir une image rationnelle et légitime de la gestion environnementale de l’organisation » (Boiral, 2006 : 69). L’échec de son implantation dans l’entreprise étudiée constitue une exception qui confirme la règle. En effet, la conviction et la conscience de la nécessité et de la légitimité des normes, des réglementations et des certifications constituent des conditions sine qua non pour la réussite de toute stratégie environnementale (Moroncini, 1998) et plus largement de toute démarche de responsabilité sociale et de développement durable. Ainsi, le véritable enjeu, a ce niveau, se situe dans la capacité d’une entreprise à construire un référentiel social qui soit partagé par toutes les parties au sein de l’organisation (Aggeri et al., 2005) pour servir de cadre à l’implantation des pratiques.
48La présente recherche n’est pas exempte de limites. Ces dernières peuvent constituer autant de pistes pour des études ultérieures. La première est la plus visible des lacunes de notre recherche se situe au niveau de la faiblesse des matériaux empiriques récoltés. En effet, l’enquête a été menée plusieurs années après la mise en œuvre du projet étudié. La dispersion des acteurs qui avait participé au projet dans différents services d’une entreprise, elle-même fortement éparpillée sur le plan géographique, et le temps écoulé ont rendu difficile d’obtenir l’ensemble des détails relatifs à la démarche d’implantation du SME et aux travers qui ont amené à l’échec de cette dernière. A cela s’ajoute la gêne des répondants souvent embarrassés, ce qui est compréhensible, par le fait d’évoquer l’échec d’un projet dans lequel ils portaient chacun une responsabilité différente. Pour autant, l’opportunité unique qu’a constituée l’enquête sur ce cas particulier et peu habituel d’échec et par suite l’originalité de la situation empirique étudiée permettent de contrebalancer la faiblesse des données récoltées. Les démarches opportunistes sont particulièrement légitimes dans les recherches sur la gestion et les pratiques d’entreprise (Girin, 1989).
49La deuxième limite de ce travail de recherche réside dans le fait qu’il se base sur l’étude d’un cas unique. Ceci pose le problème de l’utilisation et de la généralisation des résultats. Ainsi, les enseignements tirés de la présente étude demeurent à tester dans des contextes différents et présentant des caractéristiques différenciées. L’application ainsi faite du principe de réplication théorique (Yin, 1994) permettrait d’aboutir à des résultats généralisables. Une deuxième voie de recherche serait donc l’étude des difficultés d’implantation d’un SME dans d’autres contextes organisationnels. Cette voie est d’autant plus pertinente que la norme ISO 14001 a un contenu essentiellement procédural dont les effets dépendent largement des conditions immédiates de sa mise en œuvre (Semal, 2006).
50Enfin, nous n’avons examiné qu’un seul outil du développement durable. A partir de là, nous ne pouvons généraliser la conjecture selon laquelle les pratiques de RSE ne se traduisent pas forcément par l’adhésion des membres à l’ensemble de ses outils et pratiques. Ceci est d’autant plus vrai que, comme nous l’avons vu plus haut, les limites à la mise en place de la norme étudiée sont aussi, pour partie, dues à ses propres carences. L’examen d’autres pratiques de développement durable dans d’autres contextes où elles ont échoué, permettrait de conforter l’hypothèse avancée dans ce travail et offrirait également l’occasion de connaître les déficiences intrinsèques de ce type de pratiques.