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Introduction

De l’avis de plusieurs observateurs, la société canadienne est en voie de se militariser. Comme l’écrit le commentateur politique Patrick Lagacé (2011) : « Sur la scène internationale, le Canada ne veut plus être le Casque bleu de service. Il veut, lui aussi, mitrailler et bombarder, avec des chasseurs F-35 hors de prix ». Plusieurs auteurs abondent dans le même sens, estimant que le premier ministre Stephen Harper opère une transformation majeure du pays en tentant de redéfinir l’identité canadienne à titre de « nation guerrière » (McKay et Swift 2012 ; Richler 2012). Cette stratégie politique mise en oeuvre par le gouvernement conservateur semble d’ailleurs porter ses fruits. Tant le premier ministre lui-même que des analystes électoraux notent en effet que les enjeux promus par le gouvernement reçoivent un accueil favorable parmi la population canadienne. De plus en plus d’entre eux s’identifient aux valeurs conservatrices et identifient le Canada à celles-ci (Harper 2011 ; Soroka et al. 2011 ; Bricker et Ibbitson 2013).

Qu’en est-il du Québec ? L’idée selon laquelle la société québécoise puisse être victime d’un processus de militarisation paraît relever de l’impossible, voire du farfelu. Après tout, les Québécois ne rejettent-ils pas les valeurs militaristes promues par le gouvernement Harper ? Ne sont-ils pas notoirement pacifistes ? N’expriment-ils pas une réticence marquée vis-à-vis du recours à la force militaire au pays comme à l’étranger ? N’abhorrent-ils pas l’augmentation du budget de la défense et, plus encore, l’achat de matériel militaire offensif ? Les récentes guerres d’Irak et d’Afghanistan, la saga entourant l’acquisition du F-35 et le dossier du bouclier antimissile américain semblent tous illustrer l’immunité des Québécois contre une militarisation sociétale. Leur rejet massif des politiques et des valeurs mises en avant par le gouvernement Harper – patriotisme militaire, monarchie britannique, dogmatisme moral – apparaît également démontrer de manière incontestable que, si militarisation du Canada il y a, le Québec fait figure d’exception. Cet exceptionnalisme découlerait, en toute logique, de la distinction culturelle et politique de la société québécoise à l’égard du reste du Canada.

Il n’en demeure pas moins qu’aussi futile que cela puisse paraître, l’intuitive immunité québécoise doit être étayée empiriquement pour ne pas relever du stéréotype ou de la spéculation. C’est à cette tâche que se consacre cet article. Nous souhaitons étudier de manière rigoureuse et approfondie l’opinion publique québécoise sur les enjeux de sécurité internationale afin d’en cerner la nature et les dynamiques et, dès lors, vérifier l’hypothèse selon laquelle le pacifisme des Québécois les rendrait invulnérables face à tout processus de militarisation de la société.

Une telle tâche comprend nécessairement deux volets. D’une part, il est impératif de préciser conceptuellement le terme de militarisation et, conséquemment, de qualifier les attitudes partagées par les Québécois. Ces derniers sont-ils pacifistes, antimilitaristes, anti-impérialistes, antiguerre, ou autre chose ? Le choix des termes paraît ici primordial, puisqu’il participe directement à plusieurs débats politiques. La façon dont nous qualifions l’attitude des Québécois à l’égard des institutions militaires est révélatrice. Ce choix sert au moins deux causes : affirmer la spécificité de la société québécoise vis-à-vis du reste du Canada, de même que juger de son niveau d’influence sur Ottawa. Le cas emblématique à cet égard fut sans conteste la crise entourant la décision du gouvernement Chrétien de ne pas participer à la guerre d’Irak. Plusieurs commentateurs et politiciens accusèrent les Québécois, au premier rang desquels figurait le premier ministre Chrétien lui-même, d’avoir perverti la politique « naturelle et traditionnelle » du Canada, qui aurait été d’appuyer l’invasion anglo-américaine de l’Irak (Cooper et Morton 2003 ; Lachapelle 2003). Toute qualification de la nature de l’opinion publique québécoise peut donc servir des intérêts politiques particuliers. La première section de ce texte vise dès lors à dépolitiser le débat en offrant une typologie rigoureuse des attitudes populaires en matière d’affaires internationales.

D’autre part, il est important de mesurer empiriquement les préférences québécoises en matière de sécurité internationale. À cette fin, nous confronterons la typologie établie à un ensemble aussi large que représentatif de sondages à ce sujet afin de vérifier lequel (ou lesquels) des qualificatifs décrit le mieux les attitudes québécoises. Ainsi, nous comparerons les opinions des Québécois avec celles de leurs concitoyens canadiens sur une multitude de dossiers liés à la sécurité internationale, de la guerre du golfe Persique à la guerre en Libye, en passant par les budgets de défense. Cet exercice comparatif nous permettra de dresser un portrait exhaustif de la nature et de l’évolution des opinions publiques canadienne et québécoise. Il en ressort le fait, pour le moins contre-intuitif, que nous assistons à une militarisation de la société québécoise, bien que les Québécois maintiennent des préférences durablement anti-impérialistes.

I – Culture stratégique, identité et opinion publique

Il est couramment accepté que les Québécois partagent des préférences distinctes de celles de leurs compatriotes canadiens. Autrement dit, les « deux solitudes » relevées adroitement par l’écrivain néo-écossais Hugh MacLennan (1993) se manifestent également sur le plan des affaires militaires et internationales. La distinction québécoise repose, de l’avis de plusieurs historiens et politologues, sur une identité nationale propre et sur un nationalisme qui tend à légitimer et à réifier un plus grand scepticisme à l’égard du recours à la force militaire[1]. Sur le plan théorique, cette problématique soutient que les Québécois adhèrent à une culture stratégique distincte de celle des autres Canadiens. Issu du projet constructiviste, le concept de culture stratégique est un « [e]nsemble cohérent et persistant d’idées, propre à un contexte sociohistorique donné, qu’entretient une communauté à l’égard de l’usage de la force et du rôle des institutions militaires » (Roussel et Morin 2007 : 18). En d’autres termes, la façon dont les communautés perçoivent leurs intérêts ainsi que l’environnement stratégique au sein duquel elles s’insèrent est directement associée à leur construction sociohistorique. Le concept de culture stratégique permet ainsi d’associer la variable identitaire aux préférences sociétales des Québécois relativement aux enjeux de sécurité internationale.

Dans la perspective d’une culture stratégique proprement québécoise, le débat porte sur les causes, la nature et l’ampleur de cette distinction sociétale. Pour Paul Adams (2004), l’émergence de la « différence québécoise » provient de la conviction, profondément enracinée dans l’imaginaire collectif québécois, de constituer un peuple subjugué, une « petite nation » à la recherche d’un éternel désir de survivance. D’autres soutiennent que les attitudes québécoises sont entretenues par la filiation identitaire et les liens culturels singuliers qui unissent le Québec et la France (Monière 2004 ; Haglund 2008). Dans cette perspective, les Québécois partagent des valeurs plus européennes qu’américaines, ce qui les différencie non seulement des Américains, mais également d’autres nations anglo-saxonnes (dont le Canada anglais) qui ont en commun la langue anglaise, une culture politique libérale ainsi qu’une prédisposition à recourir à la force militaire de manière concertée (Haglund 2005 ; Vucetic 2011). D’autres encore estiment que les attitudes particulières des Québécois représentent l’expression sur la scène internationale d’une culture politique propre, façonnée par le niveau d’éducation, de connaissance et de revenu, par le sens de la responsabilité civique et par la religion (Cooper 1955 ; Gow 1970). À cette culture politique s’ajoute un passé colonial marqué par plusieurs refus de porter les armes pour l’Empire britannique, ce qui aurait contribué à forger une « culture de la paix » chez les Québécois (Mongeau 1993 ; Robitaille 2007 ; Roussel et Boucher 2008).

Un débat persiste quant à son influence particulière sur la conduite des affaires internationales du Canada. Des historiens et des politologues estiment que les Québécois pervertissent ou, du moins, influencent de manière considérable la politique étrangère canadienne en raison de leurs soi-disant traits pacifistes (Cooper et Morton 2003 ; Bland et Mahoney 2004 ; Granatstein 2005, 2007 ; Bercuson 2008, 2009). À leur avis, les Québécois seraient directement responsables du refus par les gouvernements Chrétien et Martin d’engager le Canada respectivement dans la guerre d’Irak et le système de défense antimissile des États-Unis (Lachapelle 2003 ; Duceppe 2004 ; Martin 2005). D’autres analystes observent plutôt que les Québécois partagent l’opinion de plusieurs autres Canadiens en matière de sécurité internationale, que les élites québécoises ne mobilisent pas souvent politiquement les opinions de leurs électeurs et que, in fine, l’influence québécoise se traduit pour l’essentiel par la culture de compromis, profondément institutionnalisée à Ottawa, entre les préférences des Québécois et celles des Canadiens anglais (Massie, Boucher et Roussel 2010 ; Massie 2013).

Indubitablement, estimer l’influence de l’opinion publique sur la prise de décision en matière de politique étrangère demeure sujet à controverse. En fait, tenter de cerner un chemin causal unidirectionnel entre la prise de décision et les préférences sociétales s’avère une entreprise très périlleuse, puisque les élites politiques ainsi que l’opinion publique s’influencent mutuellement (Sobel 2001 ; Soroka et Wlezien 2004). Si l’absence de représentation politique – c’est-à-dire une correspondance entre les préférences du public et les politiques gouvernementales – demeure très importante (Page et Shapiro 1992 ; Shapiro 2011), cela ne signifie pas pour autant que l’opinion publique soit dénuée d’influence. Au contraire, une population mobilisée pour ou contre une politique peut significativement façonner le processus décisionnel. Pour que cela soit possible, au moins trois conditions paraissent essentielles : que la population soit informée et attentive à l’action des élites dirigeantes, qu’elle témoigne d’opinions relativement cohérentes et structurées (que nous qualifions de culture stratégique) et, enfin, qu’elle soit disposée à adapter ses attitudes face aux nouvelles informations (Holsti 1992 ; Soroka et Wlezien 2004). C’est d’ailleurs dans cette perspective que s’inscrit l’hypothèse d’une militarisation des sociétés canadienne et québécoise. Celle-ci aurait pour origine les efforts intentionnels de certains dirigeants politiques de transformer les préférences populaires pour qu’elles soient plus réceptives à leurs intérêts. L’hypothèse selon laquelle le premier ministre Harper tenterait de transformer la société canadienne (et québécoise) de façon qu’elle soit plus favorable à ses préférences militaristes, monarchistes et morales constitue l’exemple par excellence de ce phénomène.

Afin d’évaluer si un tel processus de militarisation sociétale est en cours, il nous apparaît nécessaire de proposer une typologie rigoureuse de l’opinion publique et d’examiner le niveau de réceptivité du public aux communications politiques. Cela suppose une analyse sur une séquence temporelle relativement longue afin d’observer l’évolution des opinions, de même qu’une attention particulière apportée à l’interaction entre les politiques publiques menées par les élites et leurs effets sur les attitudes populaires.

II – Typologie des attitudes québécoises à l’égard de la sécurité internationale

Considérant le débat portant sur les causes de la spécificité québécoise, et ses conséquences politiques, il est important de spécifier la nature des préférences québécoises. Or, un groupe relativement restreint de chercheurs se sont consacrés à cette tâche. Si leurs études ont permis d’étayer empiriquement la « différence québécoise », ou, autrement dit, la culture stratégique québécoise, un flou demeure quant au caractère (pacifiste, antimilitariste, anti-impérialiste, anti-américain, antiguerre, ou autre) et à l’ampleur de celle-ci[2]. À quelles conditions les Québécois appuient-ils le recours à la force militaire à l’étranger ? Est-ce que leur scepticisme à l’égard de l’usage de la force se traduit également par une hostilité envers les militaires eux-mêmes ?

A — Pacifisme

Le pacifisme est défini par une opposition catégorique, pour des raisons morales, légales, émotives ou idéologiques, à tout usage de la force comme outil de règlement des différends (Merle 2000Merle 2000). De l’avis du journaliste Antoine Robitaille (2007 : 3), « [p]lusieurs indices poussent à croire que le Québec est non seulement pour la paix en 2007, mais qu’il l’a toujours été. Il maintiendrait une tradition pacifique, voire carrément pacifiste ». Ainsi, semble-t-il, le Québec serait a priori peu sujet à une militarisation de la société en raison de la persistance d’un système de représentations collectives profondément ancré et relativement consensuel parmi la population et ses élites. Une longue liste d’événements historiques semblent en effet étayer l’hypothèse d’un pacifisme bien enraciné dans l’imaginaire collectif québécois : le refus de prendre les armes contre les Britanniques lors de l’invasion américaine du Canada en 1775, l’opposition à la guerre des Boers, à la création d’une marine canadienne, à la conscription lors des deux guerres mondiales, à l’augmentation des budgets militaires ainsi qu’à la participation du Canada dans les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Toutefois, force est de constater que de la Nouvelle-France à la guerre de Libye, de nombreux Québécois ont pris les armes ou ont appuyé le recours à la force militaire à des fins politiques (Tremblay 2007 ; Roussel et Boucher 2008 ; Haglund et Massie 2012). En ce sens, les Québécois dans leur ensemble ne semblent pas partager les préférences d’autres sociétés pour la non-intervention militaire et le règlement strictement pacifique des conflits internationaux (Haglund et Massie 2009).

Cela dit, le courant pacifiste a fait son apparition au Québec durant les années 1960 sous l’impulsion du mouvement souverainiste (Babin et Vaillancourt 1984 ; Vaillancourt 1992). Le tout premier programme électoral du Parti Québécois stipule ainsi : « Le Québec devrait se faire reconnaître sur le plan international comme une nation pacifiste en adoptant le principe du rejet du recours à la guerre comme solution aux différends internationaux, en favorisant le désarmement international et en s’opposant aux expériences et à l’utilisation d’armes nucléaires » (Parti Québécois 1969 : 79-80). Cette position semble d’ailleurs en phase avec l’opinion publique québécoise. Entre 1945 et 1960, James Ian Gow (1970) remarque deux constantes quant à l’attitude québécoise en matière de sécurité internationale : l’opposition à la guerre et à l’envoi de militaires canadiens à l’étranger, notamment lors des conflits en Corée, à Suez et en Indochine.

Cependant, le PQ adoptera rapidement une position beaucoup plus en phase avec ses alliés occidentaux. En effet, à partir du milieu des années 1970, on remet de plus en plus en question les principes pacifistes, pour finalement adopter, à la veille du référendum de 1980, la politique – toujours en vigueur aujourd’hui – selon laquelle un Québec souverain prendrait part à la défense collective au sein de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (otan), à la sécurité collective au sein de l’Organisation des Nations Unies (onu) et à la défense du territoire québécois par l’entremise du North American Aerospace Defence (norad) (Roussel 2001 ; Roussel et Théorêt 2007).

La question est donc de savoir si la population québécoise partage le consensus entre élites portant sur l’usage de la force. Ainsi, la première hypothèse servant à qualifier la nature de la culture stratégique du Québec consiste à postuler que les Québécois sont immunisés contre une militarisation de la société en raison de leur opposition de principe, suivant une position pacifiste, à tout recours à la force militaire. Dans la mesure où nous pouvons falsifier cette hypothèse, c’est-à-dire démontrer que les Québécois sont favorables à l’usage de la force à certaines conditions, cela contribuerait à soutenir l’idée selon laquelle un processus de militarisation de la société québécoise est en cours.

B — Isolationnisme, internationalisme humanitaire et internationalisme impérial

Si les élites québécoises rejettent la posture antiguerre adoptée brièvement par le Parti Québécois à la fin des années 1960, plusieurs d’entre elles entretiennent une certaine confusion quant au système de croyances entretenu par leurs concitoyens. Par exemple, la plateforme électorale du Parti Québécois de 2001 affirme que « les Québécoises et les Québécois forment un peuple pacifique et démocratique, engagé dans la promotion de la paix et de la reconnaissance du droit international comme fondement des relations entre nations » (Parti Québécois 2001 : 3). Si « pacifiste » et « pacifique » ne sont pas synonymes, le recours à de telles expressions dans le langage courant des dirigeants politiques entretient – sinon renforce – la méfiance relative des Québécois à l’égard de l’outil militaire comme instrument de règlement des conflits.

Au-delà de cette méfiance persistante, le glissement sémantique illustre également l’évolution des attitudes québécoises en matière de sécurité internationale. Habitant un « paisible royaume » en Amérique du Nord, isolés des affres du militarisme européen, beaucoup de Québécois rejetteraient l’idée selon laquelle le Canada devrait activement prendre part aux affaires internationales, que ce soit militairement ou diplomatiquement. Ils partagent, autrement dit, des attitudes isolationnistes. Force est de constater qu’il existe un courant d’idées anti-participationnistes qui refait régulièrement surface sur la scène politique. En effet, à la suite des débâcles entourant la participation canadienne dans les missions de paix dans les Balkans et en Somalie, de même que devant les compressions budgétaires massives à la fin des années 1990, plusieurs ont cru percevoir le retour à l’isolationnisme (Rioux et Hay 1998 ; Martin et Fortmann 2001 ; Haglund 2002)[3]. Une deuxième hypothèse quant aux attitudes québécoises consiste dès lors en un refus de contribuer à la gestion des crises internationales. L’isolationnisme se distingue ici du pacifisme en ce qu’il implique une non-participation du Québec (ou du Canada) plutôt qu’un refus moral d’une action militaire internationale menée par autrui (otan, onu, une coalition d’États volontaires, etc.). Autrement dit, le Québec peut être pacifique sans être pacifiste ; il ne peut cependant pas être pacifiste sans être isolationniste.

Plusieurs facteurs contribuent à l’ouverture sur le monde des Québécois au cours de l’après-guerre, laquelle entraîne un rejet progressif de l’isolationnisme au profit de l’internationalisme. L’explication la plus courante réside dans l’émergence d’un néonationalisme québécois, supplantant le nationalisme conservateur, clérical et rural qui entretenait jusque-là un repli sur soi, à la faveur d’une libéralisation et d’une internationalisation des attitudes et des valeurs québécoises (Roussel et Boucher 2008 ; Meren 2013). Dans la foulée de la Révolution tranquille, une population de plus en plus prospère, éduquée et urbanisée souhaite affirmer et promouvoir son identité nationale sur la scène internationale. De cela découle la disparition progressive du scepticisme traditionnel à l’égard de l’engagement du Québec et du Canada dans les affaires internationales, y compris les enjeux de sécurité et de défense. Selon Stéphane Roussel, « la société québécoise est passée d’une vision du monde teintée d’idées neutralistes, pacifistes et antimilitaristes à une culture stratégique résolument plus internationaliste, dans laquelle le respect du droit international et la participation aux institutions multilatérales sont considérés comme essentiels et qui est nettement plus flexible en ce qui a trait au recours à la force armée » (2006 : 279).

Sans être contre la guerre par principe (donc pacifistes) ou contre une contribution effective du Québec et du Canada aux efforts de sécurité internationale (donc isolationnistes), les Québécois adoptent ainsi progressivement une attitude internationaliste. L’internationalisme représente l’antithèse de l’isolationnisme, en ce qu’il promeut un activisme sur la scène internationale. À titre d’idée dominante de la politique étrangère canadienne, il fait à l’heure actuelle l’objet d’un débat important au Canada (Smith et Turenne-Sjolander 2013). Deux interprétations s’opposent et sont source de confusion dans la littérature, où l’on distingue deux variantes d’interventionnisme : humanitaire et impériale. Dans sa variante humanitaire, l’internationalisme est un « corpus doctrinal qui suppose une attitude active face aux conflits internationaux et un engagement déterminé dans les organisations chargées de maintenir la paix » (Nossal, Roussel et Paquin 2007 : 254). En ce sens, il repose à la fois sur le volontarisme, le respect du droit international, le multilatéralisme et la promotion de la paix et des droits de la personne. Bref, il implique d’être pacifique sans promouvoir le pacifisme. Cette approche donne lieu, plus concrètement, à une préférence pour la sécurité collective, c’est-à-dire aux initiatives en faveur de la paix menées ou mandatées par l’onu (et, donc, son Conseil de sécurité), dont les efforts internationaux visent à prévenir les conflits, à maintenir et rétablir la paix ainsi qu’à assurer la protection des droits humanitaires. Il ne fait aucun doute qu’une très grande majorité de Québécois et de Canadiens partagent des préférences internationalistes depuis plusieurs décennies (Munton 1983-1984 ; Martin et Fortmann 1995 ; Munton et Keating 2001 ; Boucher et Roussel 2008). Le maintien de la paix représente un symbole identitaire chéri par tant de Canadiens qu’il favorise l’unité nationale (Thompsen et Hynek 2006 ; Massie et Roussel 2008).

Devant l’évolution considérable de la nature des opérations de paix depuis la fin de la guerre froide (mandats plus complexes, coercitifs et régionaux), l’internationalisme humanitaire est de plus en plus délaissé par les États occidentaux, y compris le Canada, à la faveur de l’internationalisme impérial. En effet, après les déboires des missions onusiennes au milieu des années 1990, le Canada participe de plus en plus aux opérations de paix mandatées par l’onu, mais dirigées par les États-Unis ou l’otan, et dont le mandat vise l’imposition de la paix plutôt que l’interposition entre factions belligérantes ou l’acheminement d’aide humanitaire. La question est dès lors de savoir si la préférence des Québécois à l’égard des opérations de maintien de la paix a perduré malgré le passage vers des opérations de paix plus bellicistes auxquelles le Canada prend part.

Pierre Martin et Michel Fortmann (1995) se sont penchés sur cette question au milieu des années 1990. À la lumière de plusieurs sondages, ils observent une remarquable cohérence et une stabilité de l’opinion publique canadienne. Celle-ci s’avère résolument favorable aux interventions privilégiant des moyens pacifiques, donc de nature internationaliste humanitaire. Martin et Fortmann observent en outre une érosion des appuis lorsque les missions entraînent des coûts et des risques plus élevés, mais une base solide demeure en faveur des valeurs et des principes sous-jacents aux opérations de paix. Ils prévoient ainsi la durabilité des préférences internationalistes des Canadiens en dépit du caractère de plus en plus impérial des opérations d’imposition de la paix. Leur prédiction se révèle d’ailleurs juste, puisque lors d’une mise à jour de leur analyse après de la guerre du Kosovo, menée au nom de principes humanitaires mais conduite sans l’aval du Conseil de sécurité de l’onu, Martin et Fortmann (2001) rapportent que 72 % des Canadiens approuvent la participation de leur pays au conflit. Une majorité claire (57 %) appuie même le déploiement de troupes terrestres canadiennes. Les Canadiens n’ont agi ni comme contrainte ni comme force déterminante dans la décision de leurs dirigeants d’engager les Forces canadiennes au Kosovo, ajoutent les politologues. Ils ont réagi de manière rationnelle et cohérente aux nouvelles politiques canadiennes en fonction d’une culture politique profondément internalisée en faveur de valeurs internationalistes.

S’il s’avérait que les Québécois soutiennent progressivement, depuis les années 1990, des mandats plus coercitifs que les opérations de paix, il serait possible de conclure en une certaine forme de militarisation de la société. En effet, en démontrant une réceptivité face aux justifications des dirigeants en faveur d’un engagement dans des missions plus coûteuses et risquées, les Québécois témoigneraient d’une acceptation graduelle du rôle grandissant des militaires dans la promotion de la démocratie et la protection manu militari des droits de la personne. En revanche, le refus de cautionner ce tournant dans les opérations de paix signifierait une résistance ou une indifférence sociétale face à cette militarisation, à condition que les Québécois soient informés du mandat des opérations de paix en question lorsqu’ils s’expriment sur le sujet. Deux hypothèses peuvent ainsi être dégagées : soit les Québécois appuient la participation du Canada aux opérations de maintien de la paix, requérant le consentement des parties, la neutralité et un usage défensif de la force ; soit ils appuient la participation du Canada au sein des opérations d’imposition de la paix, malgré leur mandat partial, l’ingérence dans les affaires intérieures d’un pays et l’usage offensif de la force.

C — Anti-impérialisme et antimilitarisme

L’opposition à la guerre d’Afghanistan a soulevé deux hypothèses additionnelles concernant les attitudes québécoises, soit l’anti-impérialisme et l’anti-américanisme. La première repose sur une vieille tradition de rejet de la participation du Canada aux interventions militaires de l’Empire britannique, alors que la seconde amalgame la persistance d’attitudes anti-impérialistes, cette fois dirigées contre les interventions militaires menées par les États-Unis, et une hostilité plus généralisée à l’égard de la société américaine. Puisqu’il n’y a aucune raison de croire que le scepticisme québécois vis-à-vis de l’usage de la force militaire repose sur un antagonisme « civilisationnel » contre la société américaine dans son ensemble (Haglund et Massie 2009), nous nous concentrons ici sur l’anti-impérialisme comme fondement du refus d’entériner la militarisation des opérations de paix.

L’anti-impérialisme consiste en un rejet de la participation du Canada aux interventions militaires qui paraissent servir les intérêts des grandes puissances (américaine, britannique, française, etc.). Il repose sur l’idée courante que les Québécois sont moins enclins que les autres Canadiens à appuyer des interventions militaires qui servent les intérêts nationaux d’autres États. Ce rejet de la realpolitik serait selon certains l’expression manifeste du caractère « postmoderne » des Québécois en matière de sécurité internationale (Roussel et Robichaud 2004 ; Massie 2008 ; Boucher et Roussel 2008). Ne se sentant pas menacés (en raison de leur isolement géographique et de la protection offerte par les États-Unis), les Québécois percevraient comme principale menace la possibilité d’être enchevêtrés dans les guerres d’alliés (dont les membres de l’otan) du Canada. Succinctement, ce sentiment découlerait du passage d’un nationalisme de survivance, ayant donné lieu à des préférences isolationnistes ou pacifistes, vers un néonationalisme internationaliste, sans passer par un nationalisme procanadien (Bergeron 1960). La notion d’intérêt national aurait ainsi peu d’emprise émotive chez les Québécois. À cela s’ajoute l’impact culturel profond de la Conquête de 1759 et de la Cession de 1763, c’est-à-dire de l’absence d’identification collective prononcée à l’égard de Londres, Paris et Washington, ce qui aurait eu pour effet de susciter au mieux l’indifférence, au pire une hostilité envers l’impérialisme anglo-américain et français (Meren 2013 ; Massie 2013). Les interventions militaires impériales seraient, pour reprendre une expression courante au Québec, les « guerres des Autres ». Selon la première ministre Pauline Marois : « les Québécois ne se reconnaissent plus guère dans la politique étrangère canadienne qui tourne le dos à sa tradition d’ouverture, de médiation et de multilatéralisme » (Marois 2012). L’anti-impérialisme représenterait ainsi un rempart contre la tentative de militarisation de la société canadienne engagée par le gouvernement Harper.

Une dernière hypothèse pourrait expliquer pourquoi le Québec est immunisé contre la militarisation en cours de la société canadienne. Il s’agit de l’antimilitarisme. Ce sentiment repose également sur une longue tradition de rejet des institutions militaires canadiennes en raison de leur caractère essentiellement britannique. Comme l’indique Roch Legault (2002 : 163), contrairement à ce qu’on observe dans la majorité des nations modernes, il n’existe pratiquement aucune relation entre le nationalisme québécois et le patriotisme militaire. De fait, deux exemples symboliques du rapport des Québécois à l’égard des institutions militaires canadiennes constituent des tragédies. D’abord, le débarquement de Dieppe à l’été 1942, où plusieurs Québécois (dont presque la totalité du régiment des Fusiliers Mont-Royal de Montréal) périront sur les galets de la plage, illustre le sacrifice inutile des troupes canadiennes-françaises par le commandement britannique (Richard 2004). Ensuite, l’expérience tragique du général Roméo Dallaire, probablement le seul « héros » militaire contemporain d’origine québécoise, devant payer de sa personne les déboires onusiens et le manque de volonté du gouvernement canadien et de la communauté internationale d’intervenir adéquatement lors du génocide rwandais.

L’historien Yves Tremblay situe à la guerre des Boers le moment où le consensus antimilitariste est né au Québec, en raison des pressions des impérialistes pour que les Québécois participent à des guerres au nom du prestige impérial et qu’ils joignent les rangs d’une armée essentiellement britannique. Il écrit : « On était antimilitariste parce que l’Armée était une institution d’Anglais défendant des causes d’Anglais » (Tremblay 2007). La décision du gouvernement Harper de redonner aux forces navales et aériennes du Canada leur qualificatif « royal » pourrait ainsi servir à faire perdurer ce sentiment d’aliénation vis-à-vis d’une institution militaire vue comme « étrangère » au Québec.

À cela s’ajoute le fait que les forces militaires ont longtemps été perçues comme un outil de répression par la société québécoise, que ce soit lors de crises de la conscription ou lors de la crise d’Octobre (Roussel et Boucher 2008). En revanche, la participation des forces terrestres dans les opérations humanitaires et de maintien de la paix en Afrique et en Haïti ainsi que leur assistance auprès des autorités civiles (crise d’Oka, crise du verglas, inondations en Montérégie, etc.) pourraient favoriser une plus grande valorisation des institutions militaires canadiennes parmi les Québécois. Pour tenter de vérifier l’évolution de l’opinion publique en cette matière, il semble pertinent d’analyser l’évolution de la perception des Québécois à l’égard des troupes militaires, plutôt que de missions spécifiques. Dans cette perspective, l’antimilitarisme consiste en une dévalorisation de l’institution militaire et des troupes canadiennes en elles-mêmes.

Afin d’évaluer le degré d’antimilitarisme au Québec, nous examinerons également l’attitude des Québécois à l’égard des dépenses militaires. En effet, si les Québécois expriment une antipathie envers les Forces canadiennes, cela devrait, en toute logique, transparaître dans l’importance qu’ils accordent au financement du ministère de la Défense nationale. Un public antimilitariste devrait témoigner d’un refus de consacrer des sommes supplémentaires à la défense, peu importe le niveau de dépense du gouvernement fédéral en matière de défense nationale. A contrario, un public peu informé, indifférent ou favorable aux sommes consacrées à la défense ne peut être qualifié d’antimilitariste.

Le militarisme que ce scénario implique se distinguerait du pacifisme en ce qu’il appuierait des investissements dans les Forces armées canadiennes, sans égard aux missions auxquelles celles-ci seraient amenées à participer. L’antimilitarisme et le pacifisme vont ainsi de pair, puisqu’une opposition aux investissements dans les budgets militaires est cohérente et conséquente avec le refus de cautionner l’usage de la force comme moyen de régler les différends. Les attitudes militaristes, quant à elles, peuvent être cohérentes autant avec l’impérialisme que l’anti-impérialisme, l’internationalisme humanitaire et l’internationalisme impérial. En effet, nous confinerons le militarisme aux attitudes favorables aux institutions et aux budgets militaires dans leur ensemble, sans préciser ni préjuger l’utilisation de ceux-ci, que ce soit pour des guerres impériales, des opérations de maintien de la paix ou des missions d’imposition de la paix.

III – La militarisation d’une société anti-impérialiste

À travers cette exposition des différentes interprétations possibles des attitudes des Québécois face aux enjeux de sécurité et de défense, nous avons émis sept hypothèses distinctes présentées dans le tableau ci-dessous.

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Prises dans leur ensemble, ces hypothèses permettent d’opérationnaliser les préférences québécoises en matière de sécurité internationale et, ainsi, de vérifier l’hypothèse plus générale selon laquelle le Québec serait l’objet d’un processus de militarisation sociétale. Une telle approche, où nous considérons l’ensemble des alternatives pouvant qualifier l’opinion publique québécoise, est particulièrement importante dans le contexte de la notion de culture stratégique. En effet, en raison de l’historicité identitaire qui sous-tend la construction d’une culture façonnant l’opinion publique en matière de sécurité et de défense, toute « transformation » d’une culture stratégique devrait être perceptible à travers un ensemble de prises de position sur le sujet. Il serait étonnant qu’une transformation aussi profonde de l’identité d’une société, telle que la militarisation de la société québécoise, n’ait qu’un effet superficiel ou négligeable sur les attitudes des Québécois vis-à-vis des enjeux de sécurité et de défense. Par conséquent, si militarisation il y a, nous devrions pouvoir percevoir celle-ci dans la majorité des prises de position publiques.

Il en ressort l’existence d’attitudes bien ancrées dans l’imaginaire collectif québécois, en raison d’une polarisation cristallisée des opinions en fonction d’une histoire et d’expériences communes. Cette culture stratégique n’apparaît cependant pas fixe. Elle semble suffisamment malléable pour être sujette à une transformation graduelle, possiblement en direction d’une militarisation accrue. Les sondages d’opinion examinés ci-après visent à vérifier empiriquement chacune des hypothèses concernant les attitudes contemporaines des Québécois à l’égard des affaires militaires, ainsi qu’à démontrer qu’un processus de militarisation d’une société pourtant résolument anti-impérialiste est en cours. Nous avons examiné plus de soixante-dix sondages entre 1990 et 2011, en provenance d’une pluralité de firmes de sondages, telles que Angus Reid, Ipsos Reid, Gallup, Decima Research, de même que les sondages produits par la Canadian Opinion Research Archive[4]. Tous les sondages utilisés étaient probabilistes et méthodologiquement fiables. Pris individuellement, le sondage représente une source potentiellement biaisée de l’opinion publique, en ce qu’il peut souffrir de questions orientées, de marges d’erreur grossières, ou encore tout simplement ne pas correspondre aux opinions réellement entretenues par la société. Cela dit, la comparaison de plusieurs sondages dans le temps permet de surmonter en partie ces lacunes. Elle offre un portrait de tendances plus globales en repérant des récurrences et les anomalies potentielles. Ainsi, dans la mesure où notre exposé examine l’évolution longitudinale des attitudes québécoises sur les enjeux de sécurité et de défense, l’influence de ces données atypiques s’avère tempérée par l’agrégat des études. À ce sujet, un débat important a cours dans la communauté scientifique, et plusieurs commentateurs, notamment Nate Silver (2013), proposent des méthodes d’analyse qui mettent l’accent sur une large quantité d’études d’opinion publique plutôt que sur l’utilisation de sondages isolés. En dernière analyse, l’accumulation et l’examen d’autres sondages offre le potentiel de remettre en question les résultats que nous présentons ci-après. Il est donc nécessaire de garder à l’esprit que nos conclusions doivent être sujettes à la prudence, et que leur pertinence tient autant aux résultats des sondages qu’à la littérature scientifique recensée jusqu’ici, à partir de laquelle nous avons dégagé nos hypothèses.

Les deux premières hypothèses (pacifisme et isolationnisme) suggèrent que les Québécois sont contre l’usage de la force, peu importe la justification. Le graphique 1 présente l’attitude des Québécois et des Anglo-Canadiens à l’égard des missions onusiennes auxquelles le Canada a participé au cours des années 1990. Comme nous pouvons le constater, l’appui des Canadiens s’est effrité au milieu des années 1990 en raison des difficultés rencontrées lors des opérations en Bosnie, en Somalie et au Rwanda. Cependant, les Canadiens (tant les Québécois [qc] que les Anglo-Canadiens [roc: rest of Canada]) sont demeurés favorables aux opérations de maintien de la paix et n’ont pas remis en question leurs prédispositions internationalistes.

Graphique 1

Appui aux opérations de maintien de la paix de l'ONU

Appui aux opérations de maintien de la paix de l'ONU

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Même au plus dur de la crise, une majorité d’Anglo-Canadiens appuyaient la mission en Somalie en février 1994. Chez les Québécois, le creux du soutien populaire est survenu en septembre 1995 relativement à la mission en Bosnie, alors que 47 % d’entre eux approuvaient néanmoins l’opération. À la lumière de ces résultats, il est permis d’infirmer l’hypothèse du pacifisme et de l’isolationnisme québécois. Au contraire, les Québécois semblent soutenir les principes de l’internationalisme humanitaire, même si les débâcles entourant l’usage de la force dans le cadre de ces opérations occasionnèrent une chute significative de leur appui, comme chez leurs compatriotes canadiens. L’illustration en est faite par l’appui massif des Canadiens (90 %) et des Québécois (79 %) à la mission en Bosnie en mai 1993, comparativement au soutien plus modéré (67 % chez les Anglo-Canadiens et 50 % chez les Québécois) mais néanmoins persistant à l’égard de la même mission deux ans plus tard. Nous pouvons ainsi attester, à l’instar de Martin et Fortmann (1995, 2001), la nature cohérente et structurée de l’opinion publique canadienne.

En outre, selon le graphique 1, l’écart entre l’opinion anglo-canadienne et l’opinion québécoise s’avère marginal et inconsistant. En effet, si les Anglo-Canadiens semblent plus internationalistes au cours de cette période, avec un différentiel moyen d’opinion de 4,9 %, cet écart se situe à l’intérieur de la marge d’erreur des sondages. De surcroît, il ne va pas toujours dans la même direction, en ce que plus de Québécois que d’Anglo-Canadiens appuyèrent les opérations de maintien de la paix en Bosnie et en Somalie en octobre 1992 et février 1994 respectivement. À la lumière de ces résultats, il n’y a pas lieu de croire que les Québécois partagent des attitudes distinctes de celles des autres Canadiens en ce qui a trait à l’usage de la force dans le contexte des missions onusiennes.

Une conclusion bien différente émerge du graphique 2. Ce dernier montre l’évolution de l’opinion publique canadienne à l’égard de trois opérations menées à l’extérieur du cadre onusien : la guerre du golfe Persique (1990-1991), la guerre du Kosovo (1999) ainsi que la guerre d’Irak (2003-2004). Premièrement, nous pouvons observer une baisse progressive et considérable de l’appui populaire à mesure que ces opérations prennent un caractère « impérial », du moins tel que nous l’avons défini précédemment. Puisqu’une très grande majorité d’Anglo-Canadiens et de Québécois ont soutenu les guerres du Golfe et du Kosovo, il est impossible d’écarter l’hypothèse selon laquelle leur attachement aux principes sous-tendant l’internationalisme persiste en dépit d’un leadership américain affirmé (Golfe) et d’un leadership américain conjugué à l’absence d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies (Kosovo). C’est seulement lorsque ce leadership ne bénéficie pas d’une légitimité morale et d’un consensus occidental (Irak) que les Anglo-Canadiens et les Québécois s’opposent en majorité à une contribution canadienne. À nouveau, il est permis de conclure en la rationalité du public canadien face à l’évolution de la politique de sécurité internationale du Canada.

Graphique 2

Appui à la participation du Canada à des missions hors-ONU

Appui à la participation du Canada à des missions hors-ONU

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Le différentiel de préférences séparant les Anglo-Canadiens des Québécois lors des guerres du Golfe et du Kosovo s’élève en moyenne à 10 points de pourcentage. Cet écart est deux fois plus élevé qu’en matière d’opérations de maintien de la paix, ce qui donne une certaine validité à la cinquième hypothèse concernant l’anti-impérialisme. Toutefois, dans la mesure où le scepticisme accru des Québécois à l’égard des interventions militaires dirigées par les grandes puissances s’exprime dans un contexte où 68 % des Québécois appuyèrent la guerre du golfe Persique et 58 % celle du Kosovo (comparativement à 79 % et 68 % des Anglo-Canadiens), cet anti-impérialisme n’est partagé que par une frange marginale de la société québécoise. En conséquence, l’opinion québécoise a considérablement évolué en faveur de l’internationalisme impérial depuis l’époque de la guerre de Corée, où 62 % des Québécois s’opposèrent au déploiement de troupes canadiennes (Gow 1970).

Le cas de la guerre d’Irak mérite d’être traité séparément. En effet, pour la première fois depuis la guerre du Vietnam (au sujet de laquelle nous manquons malheureusement de données), les Canadiens prirent position au sujet d’une opération militaire dirigée par les États-Unis, sans mandat de l’onu et sans le consentement de la France. Le graphique 3 illustre l’ampleur des divergences régionales d’opinions parmi les Canadiens, c’est-à-dire entre les Québécois, les Albertains (AB) et le ROC à l’égard de l’invasion anglo-américaine de l’Irak.

Graphique 3

Appui à une participation canadienne à une guerre contre l'Irak

Appui à une participation canadienne à une guerre contre l'Irak

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Comme l’illustre le graphique 3, l’opinion des Canadiens a évolué de façon similaire en fonction de stimuli externes, ce qui témoigne de la cohérence et de la structure des préférences internationalistes du public. Cela inclut une baisse de l’appui à la participation du Canada en janvier 2003, suivie d’une remontée progressive du soutien au cours du mois de mars 2003. La seule exception réside dans la chute de l’appui des Québécois à la suite du déclenchement de la guerre et du refus d’Ottawa d’y prendre part, contrairement à une hausse significative ailleurs au Canada. La première baisse de l’appui survient après la sortie publique du chef des inspecteurs de l’onu, Hans Blix, le 20 décembre 2002, où il reproche aux États-Unis et à la Grande-Bretagne de ne pas fournir suffisamment de renseignements sur la possession d’armes de destruction massive en Irak. La remontée progressive de l’appui canadien en mars 2003 survient pour sa part à la suite de la décision du gouvernement Chrétien de déployer près de 2 000 soldats en Afghanistan (ce qui suggéra que le Canada était incapable de contribuer militairement à la guerre en Irak) et de la menace par la France et la Russie d’utiliser leur droit de veto au Conseil de sécurité des Nations Unies (csnu) afin de bloquer une seconde résolution autorisant le recours à la force militaire contre l’Irak. Il faut rappeler que le premier ministre Chrétien avait maintenu tout au cours de la crise irakienne qu’un mandat des Nations Unies était une condition nécessaire à la participation du Canada à une guerre dans le golfe Persique (Massie et Roussel 2005). Il est donc possible de déduire que la montée de l’appui populaire à une participation militaire du Canada s’effectua alors même que – ou à cause du fait que – la probabilité de celle-ci était de moins en moins grande.

Le graphique 3 confirme la pertinence de l’hypothèse de l’anti-impérialisme. Le public québécois exprima des attitudes largement plus défavorables envers l’usage unilatéral de la force militaire que les autres Canadiens. En conséquence, si l’on assistait à une certaine militarisation de l’opinion québécoise au cours des années 1990 avec un appui important envers la mission de l’otan en Bosnie, la guerre d’Irak montre les limites de cette évolution. L’absence de fondement humanitaire clair, de consentement international et le rejet de l’approche belliqueuse privilégiée par le président américain George W. Bush expliquent en grande partie le refus des Québécois d’entériner l’internationalisme impérial anglo-américain, contrairement aux Albertains. Afin de s’en convaincre encore davantage, le graphique 4 montre les opinions à l’égard d’une hypothétique guerre contre l’Irak mandatée par l’onu.

Graphique 4

Appui à une participation du Canada à une guerre contre l'Irak mandatée par l'ONU

Appui à une participation du Canada à une guerre contre l'Irak mandatée par l'ONU

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De manière constante entre janvier et mars 2003, une majorité claire de Québécois exprimèrent leur appui à une opération (fictive) d’imposition de la paix contre l’Irak, tout comme leurs compatriotes canadiens. En fait, à mesure que la guerre semblait imminente, plus de Québécois que de Canadiens appuyaient une intervention militaire sanctionnée par l’onu. Si les Québécois témoignent d’attitudes anti-impérialistes, il n’en demeure pas moins qu’ils semblent appuyer l’internationalisme impérial sous certaines conditions. Ce sentiment ne doit pas être confondu avec de l’anti-américanisme. Devant une politique étrangère particulièrement « jacksonienne » (ou « néoconservatrice ») des États-Unis (Mead 2001), c’est-à-dire caractérisée par la volonté de projeter de manière offensive la puissance américaine sur la scène internationale, et ce, de manière unilatérale, la « culture de la paix » partagée par les Québécois peut se traduire par une méfiance traditionnelle marquée à l’égard des politiques belliqueuses des États-Unis (et non envers les Américains eux-mêmes).

L’évolution des attitudes à l’égard de la guerre d’Afghanistan certifie également clairement l’hypothèse de l’anti-impérialisme et, de manière plus circonspecte, celle de l’internationalisme impérial. Les attentats terroristes contre New York et Washington le 11 septembre 2001 ont initialement provoqué une onde de sympathie à l’égard des Américains et, en conséquence de l’engagement militaire substantiel du Canada en Afghanistan, ont alimenté les craintes d’une militarisation de la société québécoise (voir Dupuis-Déri 2007). Mais au rapprochement initial entre les deux nations se substitua rapidement la méfiance, voire la réticence. Au cours des semaines qui suivirent le 11 septembre 2001, les Québécois se firent de plus en plus critiques des politiques américaines dans le monde. L’exemple le plus notable réside dans la guerre déclenchée en octobre 2001 contre le régime taliban, lequel abritait Al-Qaida, l’organisation accusée d’avoir perpétré les attentats terroristes. Alors que le Canada fut l’un des premiers pays à s’engager militairement dans la guerre en Afghanistan et l’un des plus importants alliés des États-Unis en déployant des forces maritimes, terrestres, aériennes et spéciales, à la fin du mois d’octobre, seuls 36 % des Québécois appuyaient fortement l’intervention militaire, contre 57 % des Canadiens hors Québec (Léger Marketing 2001).

Graphique 5

Appui à la mission militaire du Canada en Afghanistan

Appui à la mission militaire du Canada en Afghanistan

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Le graphique 5 illustre l’évolution de l’appui des Canadiens à la mission militaire du pays en Afghanistan. Il révèle le déclin soudain de l’appui des Québécois (et de tous les autres Canadiens) à la guerre d’Afghanistan à trois moments distincts : à l’hiver 2002, au printemps 2006, puis à l’été 2009. Cela renforce le constat que les attitudes canadiennes vis-à-vis de la guerre évoluent de manière rationnelle (c.-à-d. cohérente et structurée) face aux stimuli externes. Plusieurs facteurs ont été avancés afin d’expliquer le désenchantement populaire vis-à-vis de la guerre, dont l’« effet Trenton[5] » (c.-à-d. l’aversion contre les décès causés par la guerre), l’anti-impérialisme, la confusion quant aux motivations derrière l’engagement militaire du Canada, ou encore la lassitude éprouvée face à une guerre dont l’issue semble perdue d’avance (Massie 2008 ; Roussel et Boucher 2008 ; Fletcher, Bastedo et Hove 2009 ; Boucher 2010). Le graphique 5 révèle davantage une attitude anti-impérialiste de la part des Québécois. Leur appui chuta dès janvier 2002, alors que le Canada prenait part à une première mission contre-terroriste à Kandahar. À la suite d’une remontée concomitante avec un mandat plus près d’une mission de maintien de la paix à Kaboul en 2005, l’opinion publique chuta à nouveau au printemps 2006, et ce, de manière peu liée avec le nombre élevé de pertes de soldats canadiens, parfois même québécois. Si la baisse prononcée en 2009 s’explique certainement par la lassitude face à une guerre dont peu voyaient l’issue, cet affaiblissement des appuis s’effectue parmi un nombre déjà extrêmement faible d’appuis à la guerre. Il est ainsi difficile d’écarter l’hypothèse de l’anti-impérialisme devant le courant fort et prolongé de l’opposition québécoise à la guerre d’Afghanistan.

L’évolution des opinions canadiennes à l’égard de la guerre d’Afghanistan révèle en outre un écart significatif entre les attitudes des Québécois et celles des autres Canadiens, en particulier les Albertains. Au cours de la période étudiée, soit entre octobre 2001 et février 2011, un écart moyen de 27 points de pourcentage a séparé les Québécois des Albertains, comparativement à 19 points entre Québécois et autres Canadiens et à 9 points entre Albertains et autres Canadiens. Devant la constance de ces résultats, on ne peut douter de la spécificité québécoise en matière de guerre et de paix. Par exemple, alors que seulement un Québécois sur deux appuyait la participation canadienne à l’opération « Enduring Freedom » (oef) en 2002, laquelle visait l’élimination d’Al-Qaida et de ses partisans talibans à Kandahar, 76 % des Albertains et 71 % des autres Canadiens exprimaient leur soutien à l’opération militaire. De même, entre 2006 et 2011, une moyenne de 28 % de Québécois ont appuyé la poursuite de l’effort de guerre du Canada en Afghanistan, contre 56 % d’Albertains et de 48 % d’autres Canadiens. Plus encore, jamais une majorité de Québécois n’ont appuyé la mission de combat du Canada en Afghanistan – l’appui en 2005 étant pour la mission de maintien de la paix à Kaboul –, alors qu’ailleurs au Canada une majorité soutenait la mission, de l’automne 2006 à l’hiver 2008, puis en février et en août 2010. La volatilité attitudinale des Canadiens hors Québec suggère une opinion beaucoup plus malléable face aux stratégies de communication du gouvernement fédéral. Du côté québécois, toutefois, la polarisation et la cristallisation des attitudes anti-impérialistes semblent indiquer qu’il est difficile, sinon impossible, de convaincre le public du bien-fondé d’une mission d’imposition de la paix lorsque celle-ci est interprétée comme une guerre impériale[6].

A contrario, comme l’illustre le graphique 6, la guerre en Libye montre quant à elle que les Québécois peuvent appuyer une intervention d’imposition de la paix. Ainsi, 65 % d’entre eux s’exprimèrent en faveur de cette guerre en mai 2011, comparativement à 72 % ailleurs au Canada, soit un écart minime compte tenu de la marge d’erreur. Un mois plus tard, cependant, cet appui tombait à 37 % au Québec et à 45 % à l’extérieur de la province. L’objectif de la mission, qui oscilla entre la protection des Libyens et le changement de régime, tout comme la durée de l’opération (qui débuta en mars) peuvent expliquer ce fléchissement de l’opinion.

Graphique 6

Appui à la guerre en Libye

Appui à la guerre en Libye

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On ne peut cependant pas conclure que les Québécois ne sont pas autant victimes d’une militarisation de la société que les autres Canadiens. Car s’ils ont exprimé une méfiance beaucoup plus significative envers les guerres d’Irak et d’Afghanistan, cela n’empêche pas la possibilité que deux des effets militaristes de la guerre, soit une augmentation des budgets militaires et un appui accru aux institutions militaires, puissent se produire. C’est exactement le constat qui se dégage des graphiques 7 et 8.

Le graphique 7 reproduit les données colligées par l’Étude électorale canadienne[7]. Lors des élections fédérales, le groupe de recherche entreprend de sonder l’opinion publique des Canadiens sur un ensemble de questions politiques. Incidemment, une question récurrente demande aux répondeurs si le Canada devrait baisser, augmenter ou maintenir ses budgets de défense. Cette question nous permet de suivre dans le temps l’évolution de l’opinion québécoise et canadienne sur cet enjeu important. Comme nous l’avons suggéré précédemment, la façon dont le public perçoit les budgets de défense représente un indicateur important de son attitude à l’égard de l’usage de la force et de la place des institutions militaires au pays. Ainsi, une société antimilitariste devrait s’opposer largement à toute augmentation des budgets de défense, estimant que l’outil même est inutile. Inversement, une société militarisée, ou en militarisation, devrait être favorable à l’augmentation des budgets militaires. Or, le graphique 7 présente des résultats qui semblent étayer la thèse d’une militarisation de la société québécoise.

Graphique 7

Appui aux dépenses militaires (1988-2011)

Appui aux dépenses militaires (1988-2011)

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Comme nous pouvons le constater, les Québécois, comme les autres Canadiens, demeurèrent largement opposés à l’augmentation des budgets de défense entre 1988 et 1997. Toutefois, cette opposition s’est avérée circonstancielle. D’une part, la fin de la guerre froide permettait de croire que l’ensemble des pays membres de l’otan pourrait enfin bénéficier des dividendes de la paix et rééquilibrer les dépenses gouvernementales en faveur de considérations de politique intérieure. De fait, tous les États occidentaux, y compris les États-Unis, ont coupé massivement dans leurs budgets de défense à cette époque (Zyla 2010). D’autre part, au début des années 1990, le Canada était en sérieuse difficulté budgétaire et devait recouvrer une certaine santé financière au risque de devoir faire face à de sérieuses conséquences. De fait, le premier ministre Jean Chrétien, élu en 1993, fera de l’équilibre budgétaire la priorité de son gouvernement pour l’ensemble de la décennie. Naturellement, les budgets de défense furent amputés de façon draconienne afin de rétablir l’équilibre budgétaire. À la lumière du graphique 7, on constate que les Canadiens, même les Québécois, furent largement favorables à cette politique.

Après dix ans de réductions budgétaires, il semble que la population canadienne ait été disposée à augmenter les budgets militaires. Comme l’indique le graphique 7, lors des élections en 2000, 2004, 2006 et 2008, une forte majorité de Canadiens favorisaient une hausse des budgets de la défense. Le Québec n’échappa pas à cette vague : plus de 58 % des Québécois estimaient que les budgets de défense devaient être maintenus ou augmentés en 2000. De fait, les gouvernements successifs de Paul Martin et de Stephen Harper ont augmenté de façon substantielle les budgets annuels de défense, qui sont passés de quelque 13 milliards de dollars en 2000 à près de 19 milliards en 2012. C’est seulement à partir de 2008, après des investissements massifs dans le budget de la défense, qu’une faible majorité de Québécois s’exprimèrent contre un maintien ou une hausse des dépenses militaires.

Les différences attitudinales entre Québécois et autres Canadiens révèlent ainsi que les premiers exprimèrent des préférences rationnelles, au sens où ils adaptèrent celles-ci en fonction des augmentations budgétaires. Après les compressions sous le gouvernement Chrétien, ils appuyèrent une augmentation des budgets militaires ; à l’inverse, après les investissements sous Martin et Harper, ils appuyèrent (en faible majorité) une baisse des dépenses militaires. En aucune façon les préférences des Québécois ne témoignèrent d’antimilitarisme. Au contraire, l’appui par 47 % (2008) et 49 % (2011) de Québécois au maintien ou à l’augmentation des budgets militaires, alors même que le gouvernement Harper poursuivait la hausse de ceux-ci, tend plutôt à montrer qu’une part significative de Québécois s’avèrent militaristes. Si les Québécois furent certes moins enclins à appuyer une hausse des budgets que leurs compatriotes canadiens, ce scepticisme n’atteigne des proportions significatives qu’une fois les augmentations budgétaires terminées. Même en plein coeur de la guerre d’Afghanistan, près d’un Québécois sur deux appuyait une hausse des dépenses militaires.

Un constat similaire se dégage des attitudes à l’égard des institutions militaires. Le graphique 8 illustre les attitudes favorables de tous les Canadiens envers les Forces canadiennes dans leur ensemble. Plus spécifiquement, il reflète les réponses positives des Canadiens qui mentionnent être fiers de leurs militaires (et non d’une mission en particulier). À nouveau, il est impossible de conclure en un antimilitarisme québécois. Bien au contraire.

Graphique 8

Fierté à l'égard des Forces armées canadiennes

Fierté à l'égard des Forces armées canadiennes

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Une très grande majorité de Québécois se sont dits fiers des troupes militaires canadiennes entre 2002 et 2010, avec un maximum de 87 % en 2009, soit au plus bas des appuis à la guerre d’Afghanistan, et un minimum de 53 % en août 2010. La guerre d’Afghanistan ne semble donc pas avoir contribué à militariser la société québécoise, puisque celle-ci demeura favorable aux militaires tout au long de cette guerre. Il s’agit d’un scénario semblable à celui manifesté à l’extérieur du Québec au cours de la même période. Si un écart attitudinal de 13 % distingue les Québécois des Anglo-Canadiens, celui-ci s’avère beaucoup moins significatif qu’en ce qui a trait aux interventions militaires, puisqu’il n’amène jamais une majorité de Québécois à exprimer une antipathie à l’égard des militaires canadiens. En définitive, il serait donc malhonnête d’associer l’antimilitarisme aux préférences anti-impérialistes des Québécois. Ceux-ci font la différence entre les missions et les troupes militaires. Dans cette perspective, il était tout à fait prévisible que seuls 33 % des Québécois appuieraient l’achat de 65 chasseurs-bombardiers F-35 en novembre 2010 contre 53 % des autres Canadiens (Ekos 2010). Lorsque des missions à caractère impérialiste semblent être sous-jacentes à l’achat d’équipement militaire spécifique, les Québécois se montrent beaucoup plus hostiles à leur achat que les autres Canadiens. Cette attitude apparaît cohérente avec la capacité des Québécois de distinguer l’internationalisme impérial, qu’ils appuyèrent dans le golfe Persique, au Kosovo et partiellement en Libye, des guerres clairement impériales, comme celle d’Irak et, dans une moindre mesure, celle d’Afghanistan.

Conclusion

La société québécoise témoigne d’attitudes spécifiques en matière de sécurité internationale. Leur cohérence, leur structure et leur persistance laissent entendre une certaine rigidité, marquée notamment par des attitudes polarisées et cristallisées à l’égard de l’usage de la force militaire. Cela n’empêche toutefois pas les Québécois de se montrer réceptifs face à l’évolution des politiques de sécurité internationale du Canada. Leur appui croissant aux missions d’imposition de la paix en témoigne. Qu’il s’agisse des guerres du Kosovo ou de Libye, les Québécois peuvent être convaincus du bien-fondé du recours offensif à la force militaire. Lorsque, toutefois, celui-ci prend une orientation trop impériale, comme ce fut le cas lors des guerres d’Irak et d’Afghanistan, l’anti-impérialisme dont témoignent les Québécois s’exprime de manière manifeste. Ainsi, si une certaine forme de militarisation de la société est observable depuis le début des années 1990, l’anti-impérialisme québécois constitue un rempart suffisamment ancré dans l’imaginaire collectif pour empêcher une malléabilité similaire à celle rencontrée ailleurs au Canada. Même la guerre la plus longue de l’histoire du Canada, marquée par un appui des élites québécoises jusqu’au début 2008, ne réussit pas à faire évoluer les préférences québécoises au même rythme que celles des Anglo-Canadiens.

Si l’on définit la militarisation par un appui à n’importe quelle dépense militaire et aux hommes et femmes qui composent les Forces canadiennes, un processus de militarisation de la société est pourtant bel et bien en cours au Québec. En fait, cette militarisation semble précéder la guerre d’Afghanistan et ne pas avoir été affectée par celle-ci. Elle semble plutôt refléter une appréciation rationnelle des politiques budgétaires canadiennes et faire une distinction claire entre mission et troupes militaires. Ainsi, si les Québécois n’apparaissent pas aussi militaristes que les Anglo-Canadiens, il n’en demeure pas moins qu’ils ne sont pas tout à fait opposés au processus de militarisation sociétale en cours. Il en résulte une société québécoise que l’on peut qualifier, paradoxalement, à la fois de militariste et d’anti-impérialiste.