Corps de l’article

Les peuples autochtones sont des acteurs incontournables dans les processus de négociation entourant la gestion des ressources naturelles. Il n’en a pas toujours été ainsi, et cette réalité est le fruit de plusieurs décennies de mobilisation politique des nations autochtones qui cherchent à contrer les politiques d’assimilation et à s’affirmer dans leur autonomie gouvernementale. L’importance des tribunaux s’est avérée déterminante dans la reconnaissance des droits des Autochtones, comme l’a récemment montré la décision Tsilhquot’in[1], qui affirme l’existence du droit ancestral des Autochtones sur des territoires traditionnels non cédés dans des conditions d’occupation historique continue. D’autres décisions, telles que Nation haïda[1] et Première nation Tlingit de Taku River[2], ont également joué un rôle déterminant dans l’établissement de l’obligation pour les gouvernements de consulter et, dans certains cas, d’accommoder les demandes des peuples autochtones lorsqu’il existe un risque potentiel de violation des droits ancestraux invoqués.

Cependant, les décisions des tribunaux sont sujettes à l’interprétation des gouvernements et varient selon les juridictions et les domaines d’activités. Dans le secteur forestier au Québec, la reconnaissance des peuples autochtones dans la législation forestière est plutôt récente. Elle est apparue au début des années 2000, dans le cadre de la révision de la Loi sur les forêts. Bien que des adaptations aient été apportées, d’importants écarts persistent entre la vision que les peuples Autochtones ont de leur participation à la gestion des forêts et les mesures décrites dans les politiques et lois forestières (Beaudoin, St-Georges et Wyatt, 2012). C’est une source de tensions et de conflits permanente entre les nations autochtones et les gouvernements provinciaux, conflits qui impliquent dans certains cas des acteurs corporatifs.

L’activité forestière est un enjeu politique très important pour les peuples autochtones. La coupe du bois, qui représente l’un des développements industriels les plus visibles sur le territoire québécois, a des répercussions importantes sur les activités de subsistance, telles que la chasse, le piégeage et la pêche. Les peuples autochtones décrivent plusieurs problèmes liés à l’exploitation forestière, notamment la perturbation des habitats fauniques, les dommages causés aux cours d’eau et aux frayères ainsi que l’accès routier qui facilite l’entrée d’usagers non autochtones (Lewis et Sheppard, 2005; Feit et Beaulieu, 2001). En outre, l’histoire des opérations forestières s’inscrit dans un processus de modernisation en cours dans le Nord, qui comprend d’autres grands projets industriels comme le développement hydroélectrique (inondations de vastes territoires et délocalisations de communautés) et les politiques successives d’assimilation. Pour les nations autochtones, la participation aux décisions forestières fait donc partie d’une lutte plus large qui vise à réaffirmer leur autonomie gouvernementale et faire reconnaître leur rapport avec leurs territoires. Selon Colin Scott, la capacité de « jouir des fruits de la terre et de ses ’ressources’, d’en assurer la protection, est au coeur même des cultures et des identités autochtones distinctes et est, par le fait même, une dimension essentielle de l’autodétermination » (Scott, 2013, p. 365).

Au Québec, la grande majorité des forêts (92 %) sont propriété de l’État et sont gérées par des organismes provinciaux, en étroite collaboration avec l’industrie forestière privée. Depuis plus d’un siècle, on a privilégié une approche, dite de gouvernance « public-privé » (Bouthillier, 2001), consistant à attribuer la matière ligneuse à des compagnies forestières par l’entremise de tenures à long terme. Jusqu’à récemment, ces ententes ont vu le gouvernement se dégager de la plupart de ses responsabilités en matière de gestion forestière en déléguant ces tâches à l’industrie. Ainsi, les compagnies forestières ont agi comme interlocuteur principal des nations autochtones en ce qui concerne les forêts, en suivant les orientations du gouvernement qui s’occupait de l’élaboration des politiques ainsi que la création et l’application des règlements. Au fil des années, le cadre juridique entourant la gestion forestière (lois, politiques, règlements) a été élargi pour répondre à des attentes sociétales accrues, par exemple, la protection des écosystèmes, la participation du public et la pluralité des usages. Comme la foresterie est devenue de plus en plus politisée, une grande diversité d’acteurs cherchent à influencer les décisions en matière de foresterie.

La participation des peuples autochtones à la gestion forestière se superpose donc à un cadre juridique déjà complexe et à un réseau dense de relations sociales. Les communautés autochtones du Québec, bien que leurs positions ne soit pas uniformes, partagent un point de vue commun selon lequel les peuples autochtones ne devraient pas être traités comme des « tiers » au même titre que les autres usagers de la forêt. Dans un contexte où la majorité des nations n’ont pas cédé leurs droits ancestraux (et où plusieurs sont en processus de négociations territoriales), leur objectif à court terme est souvent d’obtenir le rôle de « co-gestionnaires » de leurs territoires traditionnels afin d’exercer une influence déterminante sur toutes les étapes de la gestion forestière. Cela permettrait d’assurer que leurs droits ancestraux soient reconnus et constituerait un premier pas vers la mise en oeuvre d’une vision autochtone de la gestion forestière et d’un partage plus équitable des bénéfices découlant de l’exploitation des forêts (APNQL, 2004).

Selon James Tully, les communautés autochtones font face à d’énormes défis lorsqu’elles sont confrontées et résistent aux structures bureaucratiques mises en place par le gouvernement pour règlementer leurs rapports avec la société dominante. Il décrit ces structures comme des « structures de domination » au sens wébérien du terme, car en tant qu’héritage du colonialisme interne, elles sont devenues « relativement stables, immuables et irréversibles vis-à-vis toute confrontation directe par la population colonisée » (Tully, 2000, p. 37). Ce sentiment s’exprime également au sein de la littérature académique portant sur la participation des Autochtones à la gestion du secteur forestier (Lerouxet al., 2004; St-Arnaud, Sauvé et Kneeshaw, 2005). Par exemple, Roué (2003) observe une évolution dans le discours concernant la participation des Autochtones à la gestion des forêts, évolution qui ne s’est cependant pas accompagnée d’un niveau suffisant de partage des pouvoirs : « Le pouvoir de prendre des décisions est […] toujours entre les mains de l’État [et ce, malgré l’apparence d’une autochtonisation du processus] » (dans Martin et Girard, 2009, p. 62). La frustration des communautés autochtones est perceptible au Québec, où les questions relatives à la foresterie ont été au coeur de mobilisations politiques par l’entremise de blocus et d’actions en justice. On n’a qu’à mentionner les Algonquins de Lac-Barrière, les Innus de la Côte-Nord ou les Attikameks de la Mauricie comme exemples de conflits de longue durée touchant l’impact des pratiques forestières industrielles et l’insuffisance des processus consultatifs (Matchewan, 1990; Trudel, 2005; Fortier 2008).

La littérature portant sur les relations entre les peuples autochtones et le secteur forestier au Québec est considérable. Elle comprend plusieurs études sur les valeurs autochtones et les modèles forestiers (St-Arnaud, Sauvé et Kneeshaw, 2005; Adam et Kneeshaw, 2008; Beaudoin, St-Georges et Wyatt, 2012), la concertation et les partenariats entre l’industrie forestière et les communautés autochtones (Beaudoin, Lebel et Bouthiller, 2009; Beaudoin et Lebel, 2011; Wyattet al., 2013), la certification forestière (Teitelbaum et Wyatt, 2013), ou l’intégration des savoirs autochtones dans la gestion forestière (Chiasson, Boucher et Martin, 2005; Lathoud, 2005). Alors que tous ces travaux touchent indirectement le cadre juridique et son influence structurante, peu l’abordent de manière explicite et concrète. Par conséquent, bien qu’il semble y avoir un accord sur l’importance des mécanismes spécifiques qui régissent la participation des Autochtones à la gestion forestière, ces mécanismes n’ont pas encore été adéquatement décrits.

Le présent article vise à combler cette lacune en offrant une perspective historique de l’évolution du cadre juridique dans le domaine de la gestion forestière au Québec, en ce qui concerne plus précisément l’intégration des droits et intérêts des peuples autochtones. Par l’analyse des lois, politiques et règlements en matière de foresterie pendant la période allant de 1960 à 2014, l’article retrace les approches et les mesures adoptées par le gouvernement provincial pour encadrer la question de la participation des peuples autochtones. Comme Tully (2000), Li (2007) et d’autres, nous affirmons que les structures juridiques et bureaucratiques jouent un rôle prépondérant dans la structuration des relations entre les peuples autochtones et l’État ainsi que dans la définition de la sphère d’influence des peuples autochtones. Nous cherchons donc à détailler les « structures bureaucratiques » et à analyser les discours institutionnels qui régissent le rapport entre les peuples autochtones et les processus de gouvernance en matière de gestion des forêts. En nous concentrant principalement sur l’analyse du matériel politique, nous ne sommes cependant pas en mesure de faire état de toutes les dynamiques politiques sous-jacentes qui existent entre les Premières Nations et le gouvernement. Celles-ci sont souvent spécifiques à une région, voire à une localité. Nous tentons, dans la mesure du possible, de décrire l’impact d’événements majeurs comme les décisions des tribunaux sur les droits autochtones et les ententes territoriales. Nous cherchons également à évaluer dans quelle mesure les changements observables conduisent à un meilleur partage du pouvoir entre le gouvernement et les peuples autochtones. Pour ce faire, nous nous appuyons sur la typologie théorique présentée par Hill et al. (2012) et conçue pour l’analyse empirique d’ententes relatives à la gouvernance autochtone dans un cadre de gestion des ressources.

Méthodes

Nous avons utilisé une méthode qualitative d’analyse de contenu textuel, en veillant à adopter une vision intégrée du texte et des contextes qui lui sont associés (Hseih et Shannon, 2005; Zhang et Wildemuth, 2009). La première étape a consisté à effectuer une revue de la littérature portant sur la question de la participation des peuples autochtones à la gestion forestière au Québec, dans le but de poser les bases de l’analyse des documents juridiques. Ce travail, qui a également permis l’établissement d’une liste de tous les mots-clés et documents juridiques pertinents, a été suivi d’une analyse structurée du contenu des documents juridiques relatifs à la gestion des forêts au Québec (lois, politiques, orientations, règlements) de la période allant de 1960 à 2014. Alors que l’étude a principalement porté sur des documents juridiques provenant du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du gouvernement du Québec (anciennement le ministère des Ressources Naturelles et de la Faune), quelques documents émanant du Secrétariat aux Affaires autochtones ont également été examinés. Cependant, les lois et politiques concernant la planification territoriale, mais non directement liées à la gestion des forêts (par exemple les lois sur l’environnement, les aires protégées, etc.), n’ont pas été étudiées. Par contre, plusieurs ententes et conventions territoriales entre des communautés autochtones et le gouvernement du Québec comprenant des dimensions forestières ont été incluses dans le corpus étudié.

Cadre théorique

Cette recherche se situe dans une tradition de recherche axée sur la gouvernance environnementale, et particulièrement sur de nouvelles formes de gouvernance collaborative ou à niveaux multiples. Selon Bache et Flinders (2005), la gouvernance à niveaux multiples se caractérise par sa complexité politique, la prolifération des juridictions et la montée en puissance d’acteurs non gouvernementaux. Ce tournant a été attribué à la fois aux politiques de décentralisation et à l’émergence d’initiatives provenant de la population (Dietz, Ostrom et Stern, 2003). Au Québec, l’élaboration des politiques a pris tout dernièrement un virage explicite vers de nouvelles formes de décentralisation, tant en ce qui concerne la participation du public que celle des Autochtones. Comme d’autres chercheurs, nous nous intéressons à l’exploration des voies par lesquelles ces phénomènes ont influencé la dynamique du partage des pouvoirs entre les acteurs gouvernementaux et la société civile.

Il existe de nombreux exemples de typologies et de cadres conceptuels qui visent à caractériser la gouvernance participative (Arnstein, 1969; Reed, 2008). Certains sont axés sur les niveaux de partage des pouvoirs entre acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux; le plus communément cité est l’échelle de la participation citoyenne d’arnstein (1969). La typologie de Berkes (1995) constitue un autre exemple, spécifique à la gestion environnementale, qui comprend sept niveaux, du plus haut degré de partage des pouvoirs (contrôle communautaire) au plus bas (partage d’information).

Dans le présent article, nous adaptons la typologie développée par Hillet al., (2012), qui touche la gouvernance autochtone dans un cadre de gestion des ressources. Cette typologie trouve ses fondements dans la sociologie institutionnelle; elle décrit le partage des pouvoirs selon un schéma tridimensionnel qui inclut : a) le niveau de la prise de décision et de contrôle; b) l’établissement des règles; et c) les valeurs culturelles et les droits de propriété. Elle présente des points communs avec le travail de Elinor Ostrom et celui d’autres chercheurs spécialisés dans la gestion des biens communs (Ostrom, 2009; Carlsson et Berkes, 2005; Plummer et Fitzgibbon, 2004).

Tableau 1

Une typologie de la participation autochtone dans la gestion environnementale (adaptation de Hill et al., 2012)

Une typologie de la participation autochtone dans la gestion environnementale (adaptation de Hill et al., 2012)

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Le tableau 1 détaille quatre types de gouvernance placés sur un continuum allant des collaborations régies par le droit autochtone à la gouvernance par les organismes gouvernementaux. Les types qui nous intéressent particulièrement sont la « gouvernance par l’organisme gouvernemental » et la « co-gouvernance dirigée par l’organisme gouvernemental », car ce sont ceux qui correspondent le plus à la situation du Québec. Dans le premier type, la gouvernance implique un fort contrôle par l’organisme gouvernemental, à la fois dans la prise de décision et dans la définition des règles. L’accent est placé sur l’extraction des ressources, sans que les droits de propriété autochtones soient pris en compte dans le processus. Dans le deuxième type, les décisions sont prises en collaboration, tout en restant sous un contrôle considérable exercé par l’organisme gouvernemental. Les règles sont définies par l’organisme gouvernemental, mais dans les limites des droits autochtones juridiquement reconnus. Finalement, les valeurs culturelles autochtones influencent certaines des formes de développement économique visées. Dans le présent article, nous utilisons ces types pour repérer les changements dans l’élaboration de la politique forestière au Québec en ce qui a trait à la participation autochtone.

Résultats de la recherche : l’évolution de l’exigence autochtone en matière de législation et de politique forestière (1960-2014)

Nous distinguons quatre périodes principales, délimitées par l’avènement d’un changement politique concernant les formes de participation autochtones inscrites dans la loi. Néanmoins, ces périodes ne sont pas parfaitement cloisonnées. Remarquons que nous nous penchons surtout sur les changements qui ont été apportés dans le cadre juridique de la gestion forestière (législation, politiques, consultations sur les politiques, règlements), et non à l’éventail complet des processus politiques qui touchent et impliquent les peuples autochtones en ce qui a trait à la gestion de leurs territoires traditionnels.

1960-1986 – « Invisibles aux yeux de la Loi »

Pendant cette période, aucune mention des peuples autochtones ne figurait dans la législation forestière, la Loi sur les terres et forêts (Gouvernement du Québec, 1974a). En fait, il n’existait aucun mécanisme juridique prévoyant une quelconque participation du public à la gestion forestière. À cette époque, les forêts de la Couronne étaient octroyées à des entreprises forestières privées dans le cadre d’un système de concessions. Celui-ci permettait aux entreprises de récolter du bois sur de vastes territoires sans grandes contraintes ni règlementations. Ainsi, mis à part les clubs de chasse et pêche, les entreprises forestières figuraient parmi le petit nombre d’acteurs à exercer des droits de propriété les autorisant à utiliser les ressources de ces territoires et à en contrôler l’accès par le réseau routier. « Nul ne pouvait accéder à [leur] territoire sans raison valable et pièces justificatives. Seuls [leurs] propres employés, les officiers du ministère ou autres organismes publics, ainsi que les membres certifiés des clubs de chasse et pêche dont le territoire était situé sur [leur] concession, pouvaient franchir ces barrières sans contrainte » (Duchesneau, 2004, p. 10). Bien que l’accès restreint aux forêts publiques n’interdît pas directement aux Autochtones d’utiliser ce territoire pour pratiquer leurs activités, il créait néanmoins des barrières, sous forme de harcèlement, d’amendes, etc.

Toutefois, les années 1970 marquèrent en même temps le début du démantèlement de ce système de concessions forestières, le régime foncier en place depuis la fin du 19e siècle. Les préoccupations concernant l’état des ressources forestières et leur « utilisation optimale » étaient au coeur de cette réforme. Il s’agissait également d’une période d’intervention gouvernementale accrue dans les affaires économiques et sociales du Québec, dans le contexte des aspirations de cette province à la modernisation ainsi qu’à une plus grande autonomie politique (Blais et Boucher, 2008). Dans l’Exposé sur l’Administration et la Gestion des Terres et Forêts du Québec (Livre Vert), paru en 1965, le gouvernement décrivait son objectif, qui consistait à renforcer son intervention dans la planification et la gestion forestières (Ministère des terres et forêts, 1965). C’est ce qui donna lieu également aux premières consultations publiques sur la réforme juridique du secteur forestier, menées à l’échelle provinciale. Tandis que, sous la pression des contraintes budgétaires, cet objectif gouvernemental perdait du terrain dans les années 1980, l’adoption de la Loi 27 en 1974 autorisait l’abolition progressive du système des concessions forestières.

Bien qu’à cette époque, les questions autochtones fussent totalement absentes de la législation et de la politique forestières, des changements à une échelle politique plus large étaient néanmoins en train de poser les prémisses d’un renforcement du rôle exercé par les peuples autochtones dans les questions forestières. L’aliénation territoriale et l’expérience des pensionnats ont éveillé l’activisme autochtone (Poirier, 2000; Rodon, 2013). Durant les années 1970, on a pu assister au Québec à une mobilisation concertée de la part des nations autochtones contre les politiques d’assimilation du gouvernement fédéral, illustrées notamment par le Livre Blanc (1969) et certains projets d’extraction des ressources tels que le projet hydroélectrique de la Baie James. La première organisation autochtone à l’échelle du Québec, l’Association des Indiens du Québec, fut créée à cette époque. En 1975, après plusieurs années de luttes politiques, et de poursuites en justice, les Cris et les Inuits signèrent avec les gouvernements provincial et fédéral la Convention de la Baie James et du Nord Québécois (CBJNQ, 1976). Cette convention, premier traité des temps modernes, a vu les Cris renoncer à leurs droits ancestraux moyennant l’acquisition de nouveaux pouvoirs en matière, entre autres, de santé, d’éducation, de police, de justice et de protection et évaluation de l’environnement. La CBJNQ prévoyait un régime foncier distinct pour chacune des trois catégories de terres établies, avec un degré de protection et d’autorité différent pour les signataires : sur les terres de la catégorie I (1 %), les Cris exercent des droits exclusifs sur les ressources forestières; sur les terres de la catégorie II (15 %), ils disposent des droits exclusifs de chasse, piégeage et de pêche; tandis que sur les terres de la catégorie III (84 %), ils disposent du droit exclusif de piégeage et de chasse et pêche pour certaines espèces seulement. Les Cris ont également insisté pour qu’un régime d’évaluation des impacts sociaux et environnementaux soit inclus dans la convention. Malgré cela, les faibles pouvoirs retenus sur les terres de catégories II et III furent un problème majeur pour les Cris, particulièrement à cause de l’intensification des activités extractives sur ces territoires, notamment les activités forestières (Feit et Beaulieu, 2001). Néanmoins, la CBJNQ a marqué un changement significatif pour les Cris, notamment par la création de nouvelles structures institutionnelles qui ont contribué à l’émergence d’une plus forte identité collective au niveau politique (Desbiens, 2009). Ce fut également une période où d’autres nations autochtones entamèrent des négociations territoriales.

Examiné sous l’angle de la typologie de Hillet al. (2012), le régime forestier de cette période correspond manifestement au type « gouvernance par l’organisme gouvernemental ». Le régime forestier offre peu ou pas d’occasions aux peuples autochtones d’intervenir dans la planification, et les règles sont définies unilatéralement par le gouvernement, sans que les droits autochtones y figurent d’une quelconque façon. Quant aux valeurs culturelles, la récolte de matière ligneuse domine les objectifs de la Loi sur les terres et les forêts. Pour le territoire de la Baie James, la situation diffère un peu, car un régime foncier y a été instauré. Il protège de manière plus explicite les activités autochtones sur une portion du territoire. Toutefois, ni l’élaboration des règles forestières, ni les activités forestières industrielles dans ce territoire ne sont contraintes par les droits autochtones.

1987-2000 – « L’ère de participation généralisée »

Les années 1980 marquent le début d’un virage, au moins en principe, vers le « développement durable », traduit dans le secteur forestier par le discours de « gestion durable des forêts ». Le public exprime ses préoccupations à l’égard de la gestion forestière – concernant par exemple sa non-invitation à la participation à la gestion, l’état inquiétant de la ressource, la question de la protection des habitats ou celle des besoins croissants d’utilisations non extractives (Paillé et Deffrasnes, 1988). De nouvelles voix se font entendre dans les débats forestiers et de nouvelles stratégies se développent, par exemple les systèmes de certification gérés par les organismes non gouvernementaux.

Les actions politiques des nations autochtones gagnent en visibilité durant cette période, alimentées par l’absence de progrès dans les négociations territoriales couplée avec l’exclusion continue des Autochtones des processus décisionnels entourant la forêt. Dans le territoire cri, les modalités de la CBJNQ s’avèrent incapable d’assurer la conciliation des activités d’exploitation forestière avec celles des communautés autochtones. Les Cris lancent une poursuite juridique contre le gouvernement du Québec et 27 entreprises forestières pour contrer l’impact de l’exploitation forestière sur leurs territoires de chasse (Niezen, 1998). En territoire algonquin, la communauté de Lac Barrière mène une campagne d’actions directes – par exemple, elle installe un campement sur la colline du Parlement, ou dresse des barrages sur les chemins forestiers – pour forcer le gouvernement à négocier sur les questions territoriales. C’est le début d’un long processus de négociation pour une entente trilatérale, qui se solde finalement par un échec (Matchewan, 1990).

Dans la politique forestière, des changements importants sont mis en oeuvre durant cette période, mais ont peu de conséquences pour les peuples autochtones. En 1986, la nouvelle Loi sur les forêts est adoptée (Gouvernement du Québec, 1986). Le changement principal est l’abolition complète du système des concessions forestières et l’inauguration d’un nouveau mode de tenure, le Contrat d’approvisionnement et d’aménagement forestier (CAAF). Celui-ci alloue la matière ligneuse sur des territoires spécifiques à des détenteurs d’usines de transformation. L’industrie forestière est en outre chargée de nouvelles responsabilités en matière de planification et d’aménagement. À travers l’approche dite de « rendement soutenu », le gouvernement vise à maintenir une productivité équilibrée de la matière ligneuse. La position prédominante de l’industrie et de cette ressource est cependant maintenue. Dans sa première version, la Loi sur les forêts ne prévoit aucun mécanisme de participation du public.

Dans les années subséquentes, une série d’amendements sont apportés à la Loi sur les forêts (1988, 1993), qui marquent la création des premières règles de participation publique. Amendé en 1988, l’article 58 stipule que « [l]e ministre rend accessibles au public, pour information, pendant une période de 45 jours, le plan général et le rapport visé à l’article 55 avant l’approbation du plan ». En 1993, un amendement est apporté à l’article 58, obligeant les bénéficiaires de CAAF à mener une consultation auprès des groupes qui en feraient la demande officielle dans les 20 jours précédents l’examen public, et à transmettre au ministre un rapport sur les commentaires reçus et la réponse apportée. Un processus de règlement des différends est établi.

Malgré les revendications politiques des nations autochtones, la loi ne prévoit aucune mesure spécifique destinée à protéger les droits des Autochtones ni à autoriser leur participation, et ce, malgré la reconnaissance constitutionnelle de leurs droits. L’exclusion de la question autochtone durant cette période est illustrée par le cas des consultations publiques sur la protection de la forêt, menées par le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), qui conduisent à la Stratégie de protection des forêts (1993), une politique importante à l’époque. Durant ces vastes consultations, plusieurs organismes politiques autochtones ont soumis des mémoires. Le rapport du BAPE qui en résulte fait état des préoccupations autochtones, telles que la nécessité d’augmenter la protection des zones d’utilisation traditionnelle et les risques reliés à l’ouverture de nouveaux territoires. Cependant, aucune des recommandations soumises par la commission n’a fait état des enjeux autochtones. Au final, les préoccupations autochtones ne figurent nulle part dans la Stratégie de protection des forêts, ni dans ses 54 engagements (Ministère des ressources naturelles, 1994).

Une dernière intervention est digne de mention. Dans le secteur du développement économique, le gouvernement introduit dans la Loi sur les forêts une initiative qui vise les collectivités, y compris les communautés autochtones. En 1993, les Conventions d’aménagement forestier (CvAF) sont créées. Par ces conventions, des zones forestières plus restreintes peuvent être attribuées à des municipalités, des groupements forestiers et autres entreprises de la collectivité. En 1999, on comptait cinq CvAF conclues avec des collectivités autochtones (voir Tableau 2).

Tableau 2

Les Conventions d’aménagement forestier conclues avec le communautés autochtones et communautés/organisations non-autochtones (ententes avec individus exclues)

Les Conventions d’aménagement forestier conclues avec le communautés autochtones et communautés/organisations non-autochtones (ententes avec individus exclues)
Données : Ministère des Forêts, Faune et Parc, registre public du ministre responsable de l’application (chapitre A-18.1)

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Cette période ne présente somme toute qu’un faible intérêt, dans la mesure où la réforme du régime forestier ne prévoit que la possibilité d’une participation publique en général et permet un accès généralisé à des petites tenures forestières. Le processus consultatif se limite à un modèle de « partage de l’information », bien que la possibilité d’éventuelles consultations directes avec l’industrie soit envisagée. Le manque d’attention aux droits et intérêts des peuples autochtones est flagrant dans les débats politiques élargis. Du point de vue de la typologie de Hillet al. (2012), peu de choses ont changé. Les droits autochtones ne constituent pas des contraintes dans la définition des règles, et ce, malgré leur reconnaissance et leur confirmation dans la Constitution du Canada (1982)[3]. Tout comme pour la période précédente, les décisions restent aux mains des acteurs gouvernementaux – mais en déléguant de nouvelles responsabilités et des pouvoirs supplémentaires à l’industrie forestière. En ce qui concerne les ressources et valeurs culturelles, la Loi sur les forêts élargit sa gamme d’objectifs en accordant une plus grande considération à la protection écologique et à l’intégration d’autres utilisations de la forêt. Ces objectifs ne sont cependant pas explicitement orientés vers les valeurs autochtones.

2001-2010 – « Inclinaison vers les mesures d’harmonisation »

Vers la fin des années 1990, certains événements incitent le gouvernement à appliquer la première réforme majeure à sa Loi sur les forêts. Cette réforme marque un tournant dans l’approche gouvernementale en faisant, pour la première fois dans le cadre juridique, explicitement mention des peuples autochtones en tant que groupe distinct. Durant cette période, la question des droits autochtones prend de plus en plus de place dans l’espace public au Québec. Le jugement Delgamuukw[4] vient renforcer le titre ancestral et souligner le besoin de consultation. En adoptant sa nouvelle politique Partenariat, développement, actions (Secrétariat aux affaires autochtones du Québec 1998), Québec renforce l’autonomie gouvernementale des communautés autochtones au moyen d’ententes sectorielles.

La nouvelle Loi sur les forêts vise à aborder les droits autochtones par le biais de deux mécanismes : 1) la consultation sur de grandes orientations touchant le milieu forestier, et 2) la participation à la préparation des plans (qui se traduit souvent par une approche « d’harmonisation des usages »). Ces deux mécanismes sont d’ailleurs restés les pierres angulaires de l’approche gouvernementale.

Le premier mécanisme, celui de la consultation sur les orientations, est apparu à la fois dans la nouvelle Loi sur les forêts (2001) et dans la politique de consultation qui lui est associée, la Politique de consultation sur les orientations du Québec en matière de gestion et de mise en valeur du milieu forestier (Ministère des ressources naturelles, 2003). L’objectif en est de consulter la population sur de « grands enjeux » tels que les orientations à adopter, les politiques et programmes, les objectifs en matière de protection des écosystèmes, le classement de territoire, etc. Pour les communautés autochtones, la politique stipule que la consultation devrait se faire selon des modalités distinctes, à définir conjointement avec chaque communauté concernée. Cependant, la forme et le statut de ces processus de consultation restent opaques. Dans plusieurs cas, ils se traduisent par une simple possibilité de soumettre un mémoire dans le cadre d’une consultation publique.

Le second mécanisme, décrit dans l’article 54 de la Loi sur les forêts, stipule que les collectivités autochtones (par leur conseil de bande), de concert avec les municipalités, les municipalités régionales de comtés, les ZEC et les détenteurs d’un permis de culture et d’exploitation d’une érablière, sont invitées à participer à la préparation du plan général d’aménagement forestier. Encore une fois, peu de directives sont fournies quant à la nature de cette participation. La littérature indique que cette participation se traduit souvent par la négociation d’ententes d’harmonisation (Feit et Beaulieu, 2001). L’harmonisation est un mécanisme qui vise à atténuer l’impact négatif des activités forestières sur les usages autochtones à l’échelle individuelle et locale, par l’entremise de petites modifications apportées au plan (par exemple, corridors de protection élargis le long des sentiers et des cours d’eau). Il revient au détenteur de la tenure forestière de se prononcer sur la validité de la demande, même si, en cas de divergences d’opinion, le gouvernement doit être mis au courant de la situation par l’entremise du rapport de consultation. Cette idée d’harmonisation n’est pas propre aux seules communautés autochtones, étant également adoptée comme stratégie généralisée pour prendre en compte les besoins des divers utilisateurs de la ressource.

Durant le milieu des années 2000, plusieurs événements ont apporté des transformations à la consultation autochtone. Premièrement, la Cour suprême du Canada se prononce sur les arrêts Haida[5] et Taku River[6] en Colombie-Britannique, stipulant que l’obligation de consulter, et au besoin, de donner satisfaction aux Premières Nations, « prend naissance lorsque la Couronne a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci » (Nation haïda c. Colombie-Britannique, p. 529). De plus, la responsabilité de consulter incombe à la Couronne et non aux tiers. Au Québec, ces obligations sont énoncées dans le Guideintérimaire en matière de consultation des communautés autochtones; cependant le guide apporte peu de précisions au-delà des éléments énoncés dans les arrêts (Secrétariat aux affaires autochtones du Québec, 2008). Dans le secteur forestier, le Ministère des ressources naturelles et des forêts prend donc la responsabilité de consulter les peuples autochtones, s’attribuant le rôle qu’il avait initialement laissé aux compagnies forestières.

Deuxièmement, des négociations territoriales résultent en de nouveaux arrangements pour plusieurs communautés autochtones. En territoire cri, l’Entente concernant une nouvelle relation entre le gouvernement du Québec et les Cris du Québec (communément appelée l’entente de la Paix des Braves) est signée (Gouvernement du Québec, 2002). Cette entente est l’aboutissement d’un conflit de longue date entre les Cris et le gouvernement au sujet de l’impact des enjeux forestiers sur le territoire cri. L’un de ses buts est de renforcer les pouvoirs gouvernementaux des Cris sur leur territoire traditionnel. L’entente prévoit une compensation financière pour une durée de 50 ans et de nouveaux pouvoirs règlementaires au niveau régional. Dans le domaine forestier, un régime adapté est établi, conçu pour mieux tenir compte du mode de vie traditionnel des Cris, ce qui inclut l’utilisation des territoires de piégeage familial comme base pour délimiter l’unité de gestion forestière, et la désignation, dans chaque territoire de piégeage, de « sites d’intérêt » (1 %) sur lesquelles aucune récolte n’est pratiquée et de « territoires d’intérêt faunique » (25 %) sur lesquels des pratiques forestières modulées peuvent avoir lieu. Deux nouveaux groupes consultatifs sont aussi constitués.

Dans le cas des Innus, le processus de négociation territoriale, étalé sur plusieurs décennies et caractérisé par des négociations ardues – à cause, entre autres, de la politique gouvernementale sur l’extinction des droits – mène néanmoins à la signature d’une entente de principe en 2004. Mais seulement quatre communautés sur neuf la signent, bien qu’au stade préliminaire (l’entente énonçait les principes de négociation d’un traité final), l’entente prévoyait la création des territoires restreints sous pleine propriété innu avec une forte autonomie administrative. Sur le reste du territoire traditionnel des Innus, les droits aux activités traditionnelles seraient reconnus, ainsi qu’un partage des redevances issues de l’exploitation des ressources naturelles. Dans le domaine de la gouvernance environnementale, cette entente est axée sur une approche de « participation réelle », à négocier par le dialogue et comprenant la négociation d’accords complémentaires (article 6.4, Gouvernement du Québec, 2004). Cependant, les mécanismes restent à définir. Depuis la signature de l’entente, les négociations ont très peu progressé, ce qui engendre la frustration des communautés signataires, particulièrement dans le contexte de nouveaux projets d’extraction de ressources primaires comme ceux inscrits dans le Plan Nord (Papillon et Lord, 2013).

Cette période est importante dans la mesure où elle met en place deux régimes de gouvernance forestière au Québec, l’un couvrant la région de la Baie James et l’autre le reste du Québec, avec différents niveaux de partage du pouvoir. La plupart des communautés autochtones du Québec sont restées intégrées dans ce que Hillet al. (2012) appellent un modèle de « gouvernance par l’organisme gouvernemental », avec toutefois une amélioration des mécanismes de participation. L’introduction des mesures d’harmonisation permet une nouvelle forme de participation autochtone; cependant, son niveau d’influence se situe clairement et uniquement au niveau opérationnel. L’arbitrage des décisions reste entre les mains du gouvernement et de l’industrie, et même lorsque les demandes sont acceptées, elles n’ont qu’un impact mineur sur la planification. Dans le cas des Cris, cependant, la conclusion de l’entente de la Paix des Braves a marqué un tournant vers un modèle de « co-gouvernance dirigée par l’organisme gouvernemental ». Les décisions en matière de foresterie se caractérisent toujours par un degré élevé de contrôle des organismes gouvernementaux mais sont désormais soumises à la médiation par de nouvelles structures institutionnelles, à un niveau à la fois local et régional dans ce cas. Les règlements forestiers ont été modifiés pour prendre en compte les activités autochtones, et cela a été inscrit dans la Loi sur les forêts. De plus, les valeurs culturelles et les droits de propriété des Cris ont agi comme une force d’atténuation des activités d’extraction de la matière ligneuse, car de nouvelles restrictions se sont appliquées à la récolte afin d’accroitre les possibilités de s’adonner à des activités traditionnelles comme la chasse et le piégeage.

2010-2015 – « Un virage vers la décentralisation »

Pendant les années 2000, les enjeux forestiers ont acquis une visibilité sans précédent auprès du public, à la suite, entre autres, de la sortie du film documentaire de Richard Desjardins L’Erreur boréale (1999). Celui-ci dépeint le gouvernement et l’industrie comme complices dans la destruction des forêts publiques (Sandberg, Houde et Lavoie, 2004). Le gouvernement, sur la défensive, a créé en 2003 la Commission d’étude sur la gestion de la forêt publique québécoise (la Commission Coulombe) pour faire le bilan de l’état des forêts publiques. La Commission identifie un certain nombre de problèmes, liés principalement à la persistance d’une approche de gestion dominée par la matière ligneuse, une production à valeur ajoutée insuffisante, et une prise de décision centralisée. La Commission se penche aussi sur la participation autochtone, mais exclut la prise en considération des droits ancestraux. Les recommandations de la Commission sur la participation autochtone sont plutôt faibles, se limitant aux besoins en développement économique et à une concertation au niveau régional.

Peu après, le gouvernement enclenche une refonte majeure du régime forestier, avec la publication d’un Livre vert (2008), soumis à la consultation publique. Les changements proposés dans ce document offrent la possibilité de réorganiser de nombreux aspects de la gestion forestière au Québec. Ils comprennent notamment l’évolution vers une gestion intégrée et écosystémique, la régionalisation et la décentralisation de nombreux aspects de l’administration forestière, et le respect des droits des peuples autochtones. Cependant, bien que le Livre vert mentionne fréquemment l’importance de la participation des Autochtones, les approches proposées changent peu. La stratégie s’articule autour de la participation continue des peuples autochtones à l’élaboration des plans forestiers, l’harmonisation continue des utilisations, et la création de partenariats économiques avec les peuples autochtones aux niveaux local et régional.

Les mémoires déposées par les nombreuses communautés autochtones dans le cadre des consultations sur le Livre Vert témoignent d’un « fossé profond » entre les positions des peuples autochtones et du gouvernement (Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam, 2008). Les mémoires parlent, entre autres, de l’importance « d’être à l’écoute de la vision et du processus culturel évolutif des Premières Nations de manière à les intégrer dans le cadre de l’élaboration des politiques », et de l’importance d’élever le pouvoir décisionnel des Premières Nations à une hauteur « au moins égale à celle s’appuyant sur les connaissances scientifiques et les intérêts de la société en général » (Communauté des Anicinapek de Kitcisakik, 2008). Certaines communautés parlent d’une obligation d’obtenir le consentement des communautés autochtones sur leurs territoires traditionnels. Les mémoires expriment également un souci partagé concernant le virage du gouvernement vers une délégation de la gestion aux acteurs régionaux (Communauté des Anicinapek de Kitcisakik, 2008, Conseil de la Nation huronne-wendat, 2008).

La Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, adoptée en 2010 et mise en oeuvre en 2013, fait écho au Livre vert, définissant la participation des Autochtones autour de cinq domaines généraux, dont deux seulement marquent un changement par rapport au régime précédent (Gouvernement du Québec, 2013). Le premier est le principe de la consultation distincte, lequel existait déjà, mais qui est énoncé de manière plus explicite dans l’article 7 de la nouvelle loi : « Le ministre doit consulter les communautés autochtones d’une manière distincte pour assurer une prise en compte de leurs intérêts, de leurs valeurs et de leurs besoins dans l’aménagement durable des forêts et la gestion du milieu forestier et les accommoder, s’il y a lieu » (p. 9). Le second domaine a trait à l’harmonisation et est énoncé au moyen d’une disposition, semblable à celle contenue dans la Loi sur les forêts, prévoyant que les règlements peuvent être modifiés pour s’accommoder aux activités des Autochtones « à des fins domestiques, rituelles ou sociales » (p. 24). Le troisième domaine touche à la possibilité d’accords entre le gouvernement et les peuples autochtones pour « faciliter l’exercice et le suivi des activités d’aménagement forestier par les membres d’une communauté et pour soutenir un aménagement durable des forêts » (p. 10). Cette mesure ne figurait pas dans la loi précédente. Le sens précis de cet article n’est pas clair mais il peut constituer une disposition pour le financement des communautés autochtones. Le quatrième domaine est la création d’une nouvelle catégorie appelée « forêt de proximité », qui ressemble à ce que la Convention d’aménagement forestier avait établi en vertu de la loi antérieure. Ainsi, les communautés autochtones, comme d’autres organismes communautaires, auront la possibilité de gérer de petites parcelles de forêt à des fins économiques. Selon le cinquième domaine, les communautés autochtones sont invitées à participer aux processus régionaux, et notamment à siéger à la Table locale de gestion intégrée des ressources et du territoire (Table GIRT). Cette approche s’inscrit dans l’orientation nouvelle vers une décentralisation de la gestion forestière. Les tables rassemblent les intervenants régionaux pour travailler sur l’élaboration des nouveaux plans d’aménagement forestier tactiques et opérationnels[7], de développer des objectifs locaux d’aménagement durable, et de convenir des mesures d’harmonisation. Cependant, leur rôle est essentiellement consultatif.

En dépit des engagements pris pour la création de processus de consultation distincts avec les communautés autochtones, très peu de développements ultérieurs en matière de politiques sont allés dans ce sens. Le manuel de consultation publique[8] omet de fournir les instructions concernant les communautés autochtones et se limite à réitérer la nécessité pour le gouvernement de procéder à une consultation distincte avec ces dernières. Comme aucune autre directive n’a été donnée et qu’il n’existe aucun document accessible au public concernant les accords conclus avec des communautés particulières sur la gestion forestière (autre que l’entente de la Paix des Braves), la forme et le statut de cette exigence restent très opaques. Des faits anecdotiques indiquent que l’attitude du gouvernement, jusqu’à présent, a été de maintenir les mêmes pratiques de consultation que sous le régime précédent, c’est-à-dire d’offrir aux communautés des occasions de se prononcer sur des orientations politiques et de consulter les communautés autochtones sur le plan annuel afin d’harmoniser les usages autochtones avec les activités forestières (Provencher, 2014). Il reste à voir si l’élaboration des plans tactiques pourrait conduire à d’autres modes de participation plus adaptés aux besoins et aux intérêts des communautés autochtones. Par contre, d’importants efforts ont été consentis pour l’élaboration de politiques et de directives pour les Tables GIRT. L’approche des Tables GIRT n’est pas bien accueillie par la plupart des communautés autochtones, en raison de leur sentiment d’être invitées et traitées comme des « tiers ». La plupart d’entre elles ont choisi de ne pas s’associer aux Tables GIRT, ou de n’y participer qu’à titre d’observateur (Fortier et Wyatt, 2014). Plusieurs y voyaient une réduction considérable de leur pouvoir d’intervention ou même y détectaient une municipalisation du niveau de leur intervention.

Il existe de potentielles incompatibilités entre la vision décentralisée adoptée par le gouvernement et la responsabilité qui est la sienne d’effectuer une consultation distincte des peuples autochtones, en particulier si cette dernière s’avère insuffisamment élaborée. Les communautés autochtones ont, pour la plupart, refusé d’être intégrées au sein d’un forum axé sur les intervenants, considérant cela peu propice à une prise en compte significative de leurs droits et de leurs valeurs distinctes. Ce sentiment s’est trouvé accentué par le fait que la représentativité proposée ne respectait aucunement leur réalité politique et territoriale. Les consultations bilatérales semblent être insuffisantes. Bien qu’il soit nécessaire de multiplier les recherches afin de déterminer comment les mécanismes consultatifs sont concrètement mis en place dans chaque communauté autochtone, les faits anecdotiques indiquent que l’orientation principale demeure la négociation d’ententes d’harmonisation au niveau individuel. Il importe de mentionner que les droits territoriaux sont collectifs, ce qui crée un désaccord avec les approches consultatives mises en oeuvre. Comme auparavant, l’influence des Autochtones sur la prise de décision reste principalement limitée à des contributions à l’échelle locale, et peu de signes indiquent un renforcement des institutions qui permettrait une contribution plus importante. C’est toujours le gouvernement qui établit les règles de consultation et de négociation en subissant peu de contraintes découlant des droits autochtones. Enfin, les valeurs culturelles autochtones ne sont pas un facteur important dans la définition des stratégies de développement forestier, lequel reste globalement ancré dans un modèle d’extraction des ressources, modulé par un certain apport de nouveaux objectifs écologiques et sociaux, tels que la gestion écosystémique.

Le portrait que nous avons tracé de la politique forestière sur une période de quarante ans a pour arrière-plan un paysage politique mouvementé en matière de droits des Autochtones. Notons à cet égard la formation d’organisations politiques régionales et nationales, les premiers processus de négociation moderne, et nombre de contestations judiciaires et conflits politiques par les nations autochtones. Cette toile de fond sert de baromètre pour saisir la portée des progrès dans le secteur forestier. Dans quelle mesure le gouvernement du Québec a-t-il reconnu les droits des Autochtones dans une perspective de gestion forestière? Quel degré d’influence les dispositions actuelles offrent-elles aux peuples autochtones?

Comme nous l’avons vu, les mesures gouvernementales relatives à la participation des Autochtones ont été introduites relativement tard, ce qui ressort plus clairement quand on tient compte de la reconnaissance constitutionnelle de leurs droits dans la Constitution de 1982. Ce n’est pas avant 2001 que des mécanismes clairs de consultation des Autochtones ont été introduits. Avant cela, les peuples autochtones ne jouaient aucun rôle dans la gestion forestière, et leurs commentaires à ce sujet étaient seulement « recueillis » individuellement par un interlocuteur corporatif. Lorsque des mesures distinctes pour la consultation des Autochtones ont finalement été appliquées, elles procédaient encore d’une approche réductrice dans l’interprétation des droits des Autochtones. À l’exception du territoire de la Baie James, le gouvernement du Québec a en effet évité les formes de reconnaissance ferme des droits des Autochtones en matière de gestion forestière. Par exemple, dans aucune des lois forestières – passées ou présentes – le gouvernement n’emploie le mot « droits » en lien avec la participation des Autochtones, optant plutôt pour des termes plus diffus comme les intérêts, valeurs, et besoins autochtones (Gouvernement du Québec, 2013). Cette approche réductrice est également évidente dans les types de mesures que le gouvernement a mises en place pour concrétiser son engagement envers les peuples autochtones. On peut résumer ces mesures en les ramenant aux trois catégories suivantes : consultation sur les plans d’aménagement forestier, consultation sur les orientations politiques, et développement économique par l’allocation de petite tenures forestières.

Toutes trois s’inscrivent dans l’approche dominante de la gestion forestière plutôt qu’elles n’imposent une véritable reconfiguration des relations en jeu ou viennent modifier la dynamique du pouvoir. La première catégorie de mesures représente le point de contact le plus direct entre les peuples autochtones et la gouvernance forestière. Jusqu’à maintenant, ce genre de consultation s’est traduit par des ententes d’harmonisation, négociées directement avec les usagers de la forêt. En ce qui concerne le partage du pouvoir, ces ententes sont peu remarquables car elles limitent la sphère d’influence des acteurs autochtones au plan opérationnel et sont négociées au niveau individuel plutôt que d’engager les communautés autochtones dans des relations plus formelles au niveau collectif. Cela fait écho à une observation largement exprimée dans la littérature sur la gouvernance environnementale, selon laquelle les communautés locales qui cherchent à jouer un rôle plus important en matière de gouvernance sont limitées par des arrangements institutionnels qui n’octroient que des responsabilités opérationnelles ou administratives (Barry, Larson et Colfer, 2010; Cronkleton, Puhlin et Saigal, 2012). Ce constat est également évident dans le travail de Ostrom (2009), qui distingue les droits qui renvoient à des « choix collectifs » (stratégiques) et ceux se situant au niveau « opérationnel ». D’après Schlager et Ostrom (1992), sans ces droits relevant de choix collectifs, le pouvoir d’influence des communautés est très limité, car elles sont incapables d’influencer les aspects stratégiques, définis par les auteurs comme ceux relatifs à la gestion, à l’exclusion et à l’aliénation.

La deuxième catégorie de mesures, la consultation sur des orientations gouvernementales pourrait, en théorie, combler ce besoin d’un input stratégique. Cependant, la forme que prennent ces consultations est souvent unidirectionnelle, ce qui signifie que le gouvernement sollicite la contribution des communautés autochtones (et d’autres acteurs) sur des politiques par l’entremise de mémoires, et ce, seulement après la préparation d’un document de consultation qui énonce déjà des plans et propositions préliminaires. Malgré un engagement en faveur de consultations bilatérales, il y a très peu de preuves formelles de l’existence de tels arrangements consistant à convoquer des représentants des deux côtés, selon un principe de transparence. Selon Hill et al. (2012), la création de ce type de structures de collaboration conjointe est un indicateur clé d’un système de gouvernance en évolution. Pour le gouvernement du Québec, l’accent est davantage mis sur le développement des Tables GIRT, un forum qui ne convient pas ou peu aux communautés autochtones. Il est donc possible qu’un vide soit en train de se créer concernant la participation des communautés autochtones au niveau stratégique de l’élaboration des politiques de gestion forestière. Plus de recherches sont nécessaires en ce qui concerne le développement des processus de consultation bilatérale, avec un intérêt particulier pour les arrangements soutenus par le plan d’aménagement forestier tactique (le plan de nature le plus stratégique). Clairement, la convergence entre les nouvelles exigences de participation des Autochtones, survenues en même temps que l’adoption de nouvelles politiques de décentralisation vers les organismes régionaux, ne s’est pas avérée facile à obtenir.

La troisième catégorie de mesures a trait au développement socio-économique. Des dispositions concernant l’attribution de tenures forestières à petite échelle sont apparues dans les années 1990, d’abord dans le cadre de la Convention d’aménagement forestier (CvAF), et dorénavant par l’entremise d’une politique de création de Forêt de proximité. Malgré le changement de terminologie, ce programme n’a jamais été mis en oeuvre depuis sa création en vertu de la nouvelle loi. Les CvAF ont été remplacé par des ententes de delegation de gestion (ED). Ainsi, alors que les ED, comme les CvAF avant, confèrent une autorité de gestion opérationnelle sur une petite parcelle de terre dans le but d’améliorer les possibilités d’emplois, ils ne sont pas conçus pour donner un plus grand pouvoir de décision sur le territoire. Ces tenures fournissent des droits exclusivement pour les ressources ligneuses et sont encadrées par le même ensemble de règlements que celui des grandes tenures. Ainsi, elles laissent peu de place à des approches culturellement adaptées aux valeurs autochtones.

Le principal changement se situe au niveau opérationnel, où certains ajustements sont apportés aux plans d’aménagement consécutivement aux ententes d’harmonisation conclues avec les usagers des terres autochtones. Grâce à l’attribution de tenure, nous voyons également apparaître des petites zones forestières gérées par des communautés autochtones, mais celles-ci ne représentent qu’une infime partie de l’ensemble de la forêt commerciale. Au niveau de la prise de décision stratégique, le bilan est moins clair. Il existe très peu de données confirmant l’existence de nouveaux arrangements institutionnels, élaborés conjointement par le gouvernement et les communautés autochtones, qui poursuivent l’objectif distinct de partager la responsabilité des dimensions stratégiques de la prise de décision. Il n’est donc pas clairement prouvé que le régime forestier ait évolué dans la direction d’une « co-gouvernance dirigée par l’organisme gouvernemental ».

Les modalités de gouvernance établies en vertu de l’entente de la Paix des Braves représentent un modèle différent qui va plus loin en matière de partage de l’autorité. Nous avons conceptualisé ce modèle comme étant une « co-gouvernance dirigée par l’organisme gouvernemental » parce que, en dépit des changements importants apportés au régime de politique forestière, le gouvernement conserve la part du lion en ce qui concerne l’autorité sur les activités de foresterie, celles-ci restant dominées par une logique d’extraction de la matière ligneuse. Cependant, certaines modifications donnent aux Cris une influence à la fois opérationnelle et stratégique. Au niveau opérationnel, des processus d’harmonisation sont en place, tout comme ailleurs dans la province, mais ils répondent à une approche plus formelle et incluent des mécanismes de surveillance renforcés. À l’échelle régionale, il existe également une institution, le Conseil Cris-Québec sur la foresterie (CCQF), qui réunit des représentants du gouvernement et des institutions politiques cri afin de superviser la mise en oeuvre de l’entente et de résoudre les problèmes de nature politique. Les modalités de partage des revenus, par l’entremise d’allocations annuelles basées sur le volume, sont plus fortes que partout ailleurs dans la province. Enfin, au niveau de l’établissement des règles, l’entente initiale comprenait des restrictions en ce qui concerne le type de pratiques forestières permises dans la région, selon l’objectif explicite de renforcer la protection des droits des Autochtones. Bien que la mise en oeuvre de la Paix des Braves apporte son propre lot de défis, elle constitue néanmoins un important précédent au Québec et démontre qu’une forme de gouvernance à dimension régionale peut parvenir à s’aligner sur les intérêts des communautés autochtones.